Joyeuses Misères
de Trois Voyageurs en
Scandinavie

Chapitre I

Une idée fixe — La folie des voyages — Mes compagnons trop enthousiastes — Notre trinité — Préparatifs de départ — Le dictionnaire de G. Belèze — Les acquisitions — Visite hautaine au baron de Rotschild — L'abandon du cadavre — Invitation à la valse des voyageurs — Adieu ! belle France ! Adieu !

Je l’avouerai franchement à mes lecteurs ; je n’étais jamais encore sorti de mon trou, et je mourais du désir de voyager. Cette passion comprimée chez moi de vingt à trente ans ne fit que s’accroître. J’avais lu tout ce qui peut se lire et même ne pas se lire en fait de voyages, et si cette lecture n’a pas ossifié les lobes de mon cerveau, c’est que je suis heureusement doué.

Après les voyages de Cook, de Ross, de Dumont d’Urville, de Richardson, et même d’Alexandre Dumas, il me resta assez d’appétit pour dévorer les soixante-six volumes de l’Univers pittoresque, un ouvrage de Bénédictins que les plus dures régles de leur ordre ne les eussent jamais condamnés à lire. Les aventures, les découvertes, les expéditions, les excursions, les pèlerinages, les campagnes, les émigrations, les explorations, les itinéraires, les pérégrinations, les traversées, le tourisme, ces mille mots magiques, mis au service d’une même idée, se croisaient, s’entremêlaient, s’amalgamaient, se combinaient, tourbillonnaient dans mon cerveau. J’en devenais malade. La nostalgie des pays étrangers me prenait serieusement. Sortir de France, quitter cette contrée natale, fuir ma patrie, ou je ne vivais plus, ou je ne dormais pas, où je ne respirais guère, il le fallait à tout prix.

Je ne sais si mes lecteurs ont été envahis quelquefois par une insurmontable passion : je l’espère. Alors ils me comprendront, ils se rendront compte de


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l’état d’un esprit dans lequel dix années de lectures constantes avaient amassé un trop plein d’impatiences, de tentations, de souhaits dévorants. J’en arrivais à m’identifier absolument avec les grands voyageurs dont j’absorbais les oeuvres. Je decouvrais les contrées qu’ils avaient découvertes, je prenais possession au nom de la France des îles sur lesquelles ils plantèrent leur pavillon, j’étais Colomb en Amerique, Vasco de Gama aux Indes, Magellan à la Terre de Feu, Jacques Cartier au Canada, Cook à la Nouvelle-Calédonie, Durville à la Nouvelle-Zélande, toujours et partout français, même en trouvant le Labrador, le Mexique, le Brésil, la Guinée, le Congo, le Groenland, le Pérou, la Californie. Suivant l’expression de Chateaubriand, la terre me semblait trop petite, puisqu’on en avait fait le tour, et je regrettais qu’il n’y eût que cinq parties du monde.

Notez, en passant, que je n’avais jamais quitté ni la France, ni mon département, ni Paris, ni mon quartier, ni ma rue, ni ma maison, ni ma chambre. C’était là, qu’entre quatre murailles tapissées de cartes géographiques, je me montais à froid. Mes livres de voyage ne me suffisaient plus. Je m’abonnais au journal le Tour du Monde. Ce fut le coup de grâce. Les gravures m’achevèrent. Ces dessins dus au crayon des Doré, des Durant-Brager, des Riou, des Hadamar, des Girardet, des Flandin, des Lancelot, tous artistes d’assez de talent pour reproduire ce qu’ils n’avaient jamais vu, me montèrent l’imagination à son maximum d’intensité. Sous peine de partir pour l’autre monde, je dus voyager à tout prix. Par ces mots, à tout prix, j’entends dire à prix réduit ; mon ministre des Finances ne songeait pas à m’ouvrir des crédits supplémentaires, et, comme je n’avais pas un système de virement qui me permit d’appliquer aux besoins de la guerre ce qui appartenait à l’agriculture, je ne songeais point à trancher du nabab en voyage.

Lorsque cette idée de déplacement se fut emparée de moi, elle ne me laissa plus un instant de répit.


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Après avoir longuement réflechi, je choisis les Etats scandinaves pour but de mes explorations ; j’étais attiré vers les régions hyperboréennes, comme l’aiguille aimantée vers le Nord, sans savoir pourquoi.

D’ailleurs, les autres pays, nous les avons trop sous la main. Qui ne va pas plus ou moins en Italie, en Allemagne, en Suisse, en Algérie ! Lequel de mes lecteurs n’a pas passé un peu les Alpes ou les Pyrénées ? Rien n’est plus aisé, et beaucoup se sont abstenus de le faire, qui trouvaient la promenade trop facile ! Je suis bien de leur avis. Au surplus, j’aime les pays froids par tempérament : la Scandinavie faisait mon affaire ; elle comprend la Suède, la Norvège, le Danemark, trois poétiques contrées, vagues comme les poésies d’Ossian ; puis il y avait la mer à traverser, et pas de bon voyage sans un bout de navigation.

Certains paysages publiés dans le Tour du Monde sur la Norvège et le Danemark me séduisirent fort. Je pensais trouver par là les sauvages de l’Océanie, les ésquimaux du Groenland, la Suisse en grand, l’Amérique septentrionale en petit, ce que mon esprit rêvait de plus insolite et de moins commun, ce que peu de gens avaient vu, de ceux du moins qui ont la funeste habitude d’écrire leurs impressions de voyage, enfin une région à la fois très neuve et très vieille, qui répondît aux plus folles attentes de mon imagination. J’ajouterais ceci, mais que personne ne le prenne en mauvaise part.

En parcourant le livre de M. Enault sur la Norvège, je lus ce curieux passage :

« A mesure qu’on s’avance vers le Nord, on monte, on monte toujours ; mais d’une façon si uniformement insensible, que Ton ne s’aperçoit de la hauteur ou Ton est parvenu qu’en regardant le baromètre qui hausse et le thermomètre qui baisse. »

Cette assertion d’un aimable écrivain m’épouvanta. Elle renversait de fond en comble mes connaissances les plus élémentaires en physique ; l’antithèse était jolie, mais elle eût révolté des savants en herbe ; je me figurai jusqu’alors que le baromètre et le thermomètre, en s’élevant sur une montagne, devaient baisser d’un commun accord, l’un par suite de la décroissance de la température, l’autre


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par suite de la décroissance de la pesanteur atmosphérique. L’antagonisme de ces deux instruments me parut bizarre ; je me dis que la Norvège devait être un pays curieux, ou les choses se passaient de la sorte, et je résolus d’aller observer le fait.

Mais il ne fallait pas voyager seul ; un confident est nécessaire en voyage, autant, au moins, qu’en tragédie. Sans un Acaste complaisant, à qui faire part de ses impressions ? Comment allumer seul le calumet au feu du conseil pour les décisions à prendre ? Sur qui passer sa mauvaise humeur. J’avais suivi longtemps le cour d’amitié comparée du professeur A. Karr ; je savais ce que l’on peut faire d’un ami en le prenant adroitement ; je cherchais donc cette seconde moitié de moi-même, bien decidé à la soumettre à tous les caprices de la première.

Je connaissais le meilleur garçon du monde, doux, spirituel, un peu nonchalant, un peu lent, les jambes trop courtes pour être un grand marcheur, très artiste, par conséquent susceptible de voir en voyage ces choses charmantes qui n’existent pas.

— Il est libre, me dis-je ; il consentira à me suivre, et me suivre est le mot, car j’imagine qu’il marchera toujours derrière moi ; proposons-lui l’expédition.

— Cela fut fait un beau jour ; il accepta sans se faire prier. Il se nommait Aristide H. . . : c’était un musicien de talent ; il rêvait de voir Elseneur sous prétexte d’une certaine partition d’Hamlet.

— La Scandinavie, s’écria-t-il ! Visiter le pays d’Odin, de Thor et de Freyr. Les trois dieux du Wahala connus sous le nom du Sublime, de l’Egalement Sublime, et du Troisième ! Adorer Freya, la déesse de l’amour, Aegyr, le dieu de l’océan, Kar, le dieu des vents, Loki, le dieu du feu, Tyr, le dieu de la guerre, et Bragi, le dieu de l’éloquence ! Et le loup Feuris enchaîné jusqu’aux derniers jours du monde ! Sacrifier aux Trois Parques, Urd, la passée, Verandi, la présente, et Sihuld, la troisième ! M’inspirer des chants de l’ancienne Edda et de la couleur de la cosmogonie scandinave ! M’asseoir au foyer de cette famille antique, Snaer la neige et ses trois filles, Faun, la neige gelée, Driva, la neige fondue, et Miol, la neige blanche ! Ami ! Penses-tu que je puisse hésiter !


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Je fus effrayé de cette érudition inattendue ! On ne s’imagine pas de quoi est capable un musicien qui enfante une partition ; il est à remarquer même que les connaissances historiques du compositeur dépassent de beaucoup celles du faiseur de libretto [sic]. Je commençais à regretter ma proposition ! Un compagnon de voyage plus enthousiaste que moi ne m’allait guère ; à l’entendre, c’était lui qui m’emmenait, et j’ avais tout l’air de le suivre.

Enfin, je me résignai ; les amis étant rares d’ailleurs, au XIXè siècle ; j’arrêtai ces flots d’érudition d’Aristide, qui menaçaient de nous submerger, et le pacte fut conclu.

— Quand partons nous ? me dit-il.

— En juillet, répondis-je ; nous sommes en mai et nous avons le temps de nous préparer.

— C’est convenu.

— C’est convenu.

— Bon ! reprit mon musicien, je vais lire tout ce qui traite des pays scandinaves. Cela devenait effrayant ; mais une idée heureuse me vint à l’esprit en quittant l’enthousiaste compositeur.

— Décidement, pensai-je, être deux à voyager, c’est fort joli, mais cela ne crée pas une majorité dans les conjonctures graves. Trois bons compagnons de route sont capables de faire mieux ! II y a peut-être des dangers à courir dans ces pays inconnus, et il faut être en nombre. Ce diable de musicien est capable de m’entrainer vers des lieux mythologiques où je n’ai que faire ; c’est un Breton, autant dire un mulet, qui ne passera que la où il voudra bien passer. Soyons trois. On a de tout temps attribué des propriétés remarquables à ce chiffre : les pythagoriciens et les platoniciens le mettaient au rang des nombres parfaits, les Grecs avaient les trois grands dieux, les trois Grâces, les trois Parques, les trois Furies, la triple Hécate, les Indiens la Trimourti, et les Romains les trois Horaces ; les chrétiens ont la Trinité ; le père, la mère et l’enfant forment à eux trois la famille ; il y a les trois Rois au ciel, les trois prêtres à la grand messe, les trois règnes dans la nature, les trois juges à la police correctionnelle, trois royaumes dans les Etats scandinaves, et trois grognements en Angleterre pour approuver les motions libérales ! Le nombre Trois plaît aux Dieux ! Soyons trois ! Et que le ciel nous protège !


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Ces magnifiques raisons, ces arguments irréfutables, je l’avouerai à ma honte, couvraient ma crainte d’être débordé par mon musicien ; je me décidai donc , puisque ma seconde moitié m’inquiétait, à chercher le troisième tiers de moi-même. Ce ne fut pas une chose facile. Je m’adressai successivement à bon nombre de mes amis. Je fus éconduit sur toute la ligne.

— Aller en Suède ? me disait-on, courir la Norvège ? arpenter le Danemark ? Est-ce que ces pays-là existent ? Est-ce qu’on ne les a pas inventés pour l’équilibre européen ? ne sont-ils pas imaginaires comme les latitudes et les méridiens ? Mais ce sont des contrées chimeriques, ou personne ne va, et d’où ne reviennent pas les fous qui s’y aventurent ! Que voulez-vous y aller faire ?

— Mais les visiter.

— Cela ne se visite pas, me repondait-on ! Avez-vous jamais rencontré un Suédois ou un Norvégien ?

— Jamais.

— Eh bien ?

— Mais il me semble que la grande Christine, Monalderchi, le ballet de Gustave, Linné, Bernadotte.

— Les avez-vous vus ?

— Non ! Mais j ’en ai entendu parler.

— Et cela ne vous suffit pas ! voyons ! Raisonnons, et soyez franc ! Que prétendez-vous voir en Norvège ?

— Voir des chutes.

— Des chutes ! Mais il y en a tous les jours à Paris ; ce n’est pas la peine d’aller au loin !

— Je conviens. . .

— Enfin : connaissez vous la langue du pays ?

— Non.

— Avez-vous beaucoup d’argent ?

— Très peu !

— Et vous voulez voyager à l’étranger ! Vous êtes un fou !

Fou ou non, je m’en tins à mon idée ; ces raisonnements très valables et fort spécieux ne me touchèrent pas, bien que des gens éminemment pratiques les eussent accompagnés de haussements d’épaules : comme Diogène, je cherchai mon homme.


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Plus heureux, quoi que mieux vêtu, que le philosophe de Sniope, je le trouvai enfin. C’était un avocat auquel ses nombreux clients laissaient des loisirs indétérminés ; il se nommait Emile L. . ., et possédait de longues jambes, dont il aurait pu, sans se nuire, céder quelques centimètres au compositeur ; à part trois ou quatre maladies mortelles dont il se croyait muni, il se portait à merveille, et n’était pas homme à s’arrêter en chemin.

Je lui soumis mon idée ; il sourit, fit trois enjambées d’un mètre vingt-cinq, et me dit :

— Superbe projet, mon cher ! Visiter les Etats Scandinaves ! Etudier la Constitution de 1809, les dispositions de la Diète, en Suède, dans un pays qui le premier a eu l’honneur de posséder un gouvernement représentatif ! Lire les règlements de Sten Sture l’Ancien, qui admit les paysans à la représentation nationale ! Entendre les discours d’Ander Dianelson, l’orateur le plus remarquable de la Westrogothie ! Feuilleter le recueil des lois de 1822 ! Voir fonctionner le koemnestroett, premier degré de juridiction, le radhustroett, tribunal d’appel, l’hofroett, cour supérieure de justice, et enfin lhogstadomstol, cour suprême présidée par le ministre ! Fouiller ces lois spéciales dont la plus curieuse accorde aux femmes du canton de Woerend le droit de partager les successions avec les hommes, en mémoire des victoires qu’elles remportèrent sur les Danois ! Parcourir les oeuvres des professeurs Afzelius, Walhenberg, Svanberg, Gefer, Frier, Nillson ! Mettre le pied dans les universités de Lund et d’Upsal ! Mais, c’est le rêve de ma vie, et la réalisation de mes plus chers désirs !

Je croyais que les déluges étaient supprimés depuis l’invention de l’arc-en-ciel ; je me trompais ! Enfin, les cataractes s’arrêtèrent, après quarante minutes, sinon quarante jours.

— Quand partons-nous ? me dit Emile en se portant en avant.

— Au premier juillet, répondis-je ; nous sommes en mai, et nous avons le temps de nous préparer.

— C’est convenu ?

— C’est convenu.

— Bien, je vais me ferrer sur la législation norvégienne, reprit mon avocat en me quittant.


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— Décidement, me dis-je, c’est moi qu’on emmène !

L’avocat connaissait le musicien. Cela allait tout seul.

Je renoncai à chercher un quatrième compagnon ; médecin, il n’eut parle que d’éléphantiasis et lèpre des peuples ichtyophages ; militaire, de caserne et de manoeuvres ; agriculteur, de drainages et d’assolements ! Or, je ne voulais rien voir de tout cela en voyage, ne demandant à la nature que de dérouler ses plus naturelles merveilles, m’inquiétant peu du style d’un édifice, s’il faisait bien dans le paysage, ni de la stratification d’une montagne, après en avoir atteint les plus hautes cimes.

En somme, mes compagnons étaient deux braves garçons ; d’ailleurs, je ne sais rien d’accommodant comme un avocat, lorsqu’il n’est pas revêtu des habits de l’autre sexe ; quant aux musiciens, ils démentent complètement l’opinion d’Hésiode, qui les regarde avec les potiers et les forgerons comme les gens les plus envieux du monde ; il est bien entendu que je ne garantis rien pour les forgerons et les potiers.

Notre trinité se réunit souvent pendant les deux mois qui précedèrent le départ : les heures se passaient à dévorer les cartes, à décider l’itineraire ! Emile savait assez bien l’anglais ; la maison Hachette n’ayant pas encore publié un Joanne sur le pays, il se plongeait dans le Murray, à mon grand désespoir, car avec ces maudits livres, il n’y a plus d’imprévu.

J’achetai les meilleures cartes de Suède ; le compas à la main, nous prenions nos distances, nous traversions les torrents, et d’une pointe agile, nous enjambions les montagnes.

— Hein ! disions-nous, quand on pense que nous ferons tout cela, en nature !

— Et nos physionomies respiraient un bonheur mélangé d’orgueil ; les grandes jambes d’Emile se balancaient, prêtes à dévorer l’espace ; je le suivais à grand’ peine. Pour Aristide, il se sentait déjà un peu fatigué.

— Quant à moi, répétait sans cesse l’avocat, je ne suis pas de ces gens qui pensent connaître un pays pour l’avoir traverse en chemin de fer ! Je suis bien décidé à tout voir.

— Et moi donc, repondais-je ! Nous faillîmes même nous disputer à cet égard.


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Enfin, après de nombreuses discussions, dues à l’irritabilité de nos nerfs, il fut décidé que le voyage commencerait par la Suède. On devait se rendre à Lubeck par Cologne-Hanovre-Hambourg, et de la s’embarquer pour Stockholm ; cela me promettait une fort agréable navigation ; en traversant le haut de l’Allemagne, on tâcherait d’en apercevoir le plus possible.

Le mois de juin fut bien long, malgré ses trente jours, bien paresseux en dépit de ses quinze heures de soleil ; je ne vivais plus. Mon imagination se perdait au loin. Je ne tenais pas en place. Je m’entraînais comme un véritable jockey ; de longues trottes à travers la plaine St. Denis m’accoutumaient aux longues courses ; je gravissais la butte Montmartre, toute fière de jouer le rôle de montagne ; mes poumons s’habituaient à ressoufflement ; de ces assises peu sourcilleuses, mon regard s’étendait sur la grande Capitale, que j’appelais l’Océan parisien ; puis, redescendu, je regardais d’un oeil méprisant ces passants sédentaires qui suivaient de simples rues, quand il existait des routes, qui parcouraient des places étroites, quand il y avait des plaines, qui traversaient la Seine au lieu de passer les mers, et je me disais avec un sentiment de pitié : voilà des gens qui ne vont pas en Norvège !

M. G. Belèze ayant publié un Dictionnaire de la vie pratique, je résolus d’y puiser les renseignements nécessaires aux voyageurs. Il recommandait en premier lieu de se munir d’un passeport. Nous étions en régie à cet égard devant toutes les chancelleries étrangères ; il conseillait de prendre les navires à vapeur de préférence aux navires à voiles. C’était bien notre intention ; il ajoutait de ne pas oublier certaines provisions de rhum et de tabac, « deux articles, disait-il, qui, distribués à propos, font conquérir la bienveillance et l’estime des matelots, avec lesquels il importe d’être toujours dans d’excellents rapports ». Je notai précieusement cette remarquable observation. Il insistait sur la qualité des chaussures, et l’emploi du manteau en caoutchoux [sic] ; enfin, il terminait en priant de se munir d’une arme à feu, sinon pour se défendre, au moins pour appeler au secours ; « car, disait-il, il y a malheu-


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reusement trop d’exemples de touristes tombes avec une fracture, morts misérablement à une faible distance d’un lieu d’où il leur serait venu du secours s’ils avaient été en mesure de l’invoquer par la détonation d’une arme à feu. »

La phrase de M. G. Belèze etait un peu longue mais enfin elle venait du coeur ; elle me fit frémir de plaisir, et je notai ceci : avoir toujours bien soin de ne tomber qu’à portée d’être secouru !

Munis de ces précieux renseignements, mes deux compagnons et moi, nous fîmes nos acquisitions ; chacun de nous trouva à la fabrique de Deel et Mayor un excellent caoutchoux [sic] au prix de 25 francs ; une malle de sanglier doublée de toile, une canne solide, un sac de voyage suspendu à une courroie de cuir verni, un revolver dont j’étais l’orgueilleux possesseur, complétèrent nos ustensiles de voyage. Chacun eut, en outre, sa bouteille clissée pleine d’eau de vie, de kirsch ou de rhum. L’avocat fit emplette d’un genou d’âne pour puiser l’eau des torrents, et qui avait l’avantage de rendre infecte l’onde la plus pure. Je possédais un carnet de provenance anglaise « Henry Penny’s patent », Aristide, un album destiné à recueillir les naïves mélodies de ces peuples, primitifs, et Emile, un livre de compte. Il tenait la caisse.

A nous trois, et en nous pressant un peu, nous avions réuni 3 500 francs : avec cela, on allait au bout du monde.

Deux mille francs furent convertis en monnaies étrangères ; le reste fut employé à nous procurer une traite sur un banquier de Stockholm.

Un de mes amis, auquel trente ans d’affaires avaient donné de magnifiques relations, me conduisit chez le baron de Rotschild.

Je ne connaissais pas ce gros financier ; j’entrai fièrement dans ses bureaux ; au bout du compte, j’étais un client ; il me donnait une traite, c’est vrai ; mais je lui payais intérêt et commission ; il devenait donc mon oblige. Je portais la tête haute ; un homme qui verse une somme de quinze cents francs, a droit à des égards.


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Henri Heine a raconté que le pot de nuit de Mr. le baron étant venu à passer un jour dans son antichambre, la foule des solliciteurs se découvrit à son passage. Je me jurai bien à moi-meme, si l’ustensile en question se representait, de rester couvert devant lui, non par fierté, mais par dignité. Heureusement, je ne fus pas mis à l’épreuve.

Bref, on me remit une traite sur [le nom de la banque manque] de Stockholm, mais on ne fit aucune attention a moi ; j’en fus pour mes mines [sic], et je sortis en regardant de haut le baron, assis devant les cordons de sonnettes multicolores de son bureau de travail.

Mes deux compagnons s’étaient procurés de leur côté plusieurs lettres de recommandation pour les consuls français de Suède et un médecin de Christiana. Cela me paraissait fort inutile.

Enfin, le mois de juin s’écoula : mais le départ fut remis au 2 juillet ! Encore un jour de retard. Depuis longtemps, nous avions fait des adieux touchants à nos families éplorées. Par suite d’une convention verbale, il fut décidé que si l’un de nous succombait en voyage, on ne ramènerait pas son cadavre.

Il existait à Paris une agence centrale du Nord ; on y trouvait des billets de trajet direct de Paris à Stockholm par Lubeck ; il fallait être rendu dans cette dernière ville de manière à s’embarquer le vendredi soir, 5 juillet ; donc pas de temps à perdre si nous voulions nous arrêter vingt-quatre heures à Hambourg.

Le prix des places était de 210 francs de Paris à Stockholm en première cabine et par train mixte ; nous nous rendîmes tous les trois à l’agence ; là, mes yeux ne purent se détacher d’un tableau représentant le Svéa qui fait la traversée de la Baltique.

Le prix payé, on nous remit un petit cahier rouge dont les feuilles devaient tomber peu à peu sur la route, et une carte destinée à régler notre admission à bord du Svéa.

Enfin, ce mardi arriva. Depuis huit jours, je ne sortais plus sans mon manteau de caoutchoux [sic] et ma gibecière.

Que mes lecteurs ne haussent pas les épaules. Puisse le ciel leur avoir départi le goût des voyages, avec un peu de cette imagination nerveuse et de cette philosophie qui fait trouver tout beau sur les grandes routes. S’ils ont le feu sacré, qu’ils me lisent et s’en rapportent à moi sur le prix des choses


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et les moyens de communication ; puis, qu’ils partent pour la Suède, la Norvège et le Danemark ! Ce ne sont pas les pays de tout le monde, on n’y trouve pas ses aises ! Mais qu’importe. C’est là un vrai voyage ! Plaines, montagnes, forêts, ruisseaux, torrents, fleuves, lacs, mers, courses à cheval, à pied, en poste, en charrettes, en carrioles, ascensions raides, descentes périlleuses, vous aurez tout ce qui brise les jambes à la grande satisfaction du coeur, et si vous en rapportez seulement la moitié du bonheur qui me reste, vous serez riche d’impressions et heureux de souvenirs jusqu’à la fin de vos jours !

A quatre heure et demie, nous étions à la gare du chemin de fer du Nord ; mon pouls battait quatre-vingt-dix pulsations à la seconde ! N’avais-je rien oublié ? A chaque instant, je tâtais mes poches gonflées ; j’interrogeais mon sac dont la serrure craquait sous mes doigts. Les malles furent enfin pesées, numerotées, chargées ; j’entrai le premier dans la salle d’attente, comme un conquérant ; la sonnette résonna, les portes s’ouvrirent : en un clin d’oeil, nous nous trouvions installés dans un compartiment de wagon, Emile et Aristide assis en arrière, moi en avant.

A cinq heures dix minutes, la vapeur siffla avec force, la locomotive hennit, le train s’ébranla, et à la grande surprise de nos compagnons de route, tous les trois penchés par les fenêtres de droite, nous poussions d’un commun accord ce cri formidable : « Adieu ! France ! Adieu ! »


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$Date: 2007/12/27 08:16:32 $