Jules Verne

Une ville flottante

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

CHAPITRE I

e 18 mars 1867, j’arrivais à Liverpool. Le Great-Eastern devait partir quelques jours après pour New York, et je venais prendre passage à son bord. Voyage d’amateur, rien de plus. Une traversée de l’Atlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptais visiter le North-Amérique, mais accessoirement. Le Great-Eastern d’abord. Le pays célébré par Cooper ensuite. En effet, ce steam-ship est un chef-d’œuvre de construction navale. C’est plus qu’un vaisseau, c’est une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents qu’elle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination s’était arrêtée en deçà. Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d’autres encore qui ne sont plus du domaine maritime. Si le Great-Eastern n’est pas seulement une machine nautique, si c’est un microcosme et s’il emporte un monde avec lui, un observateur ne s’étonnera pas d’y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.

En quittant la gare, je me rendis à l’hôtel Adelphi. Le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirant suivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson, commandant du steam-ship, la permission de m’installer immédiatement à bord. Il m’y autorisa fort obligeamment.

Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants me permirent d’atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements de la marée. C’est une place d’embarquement pour les nombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la Mersey.

Cette Mersey, comme la Tamise, n’est qu’une insignifiante rivière, indigne du nom de fleuve, bien qu’elle se jette à la mer. C’est une vaste dépression du sol, remplie d’eau, un véritable trou que sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus fort tonnage. Tel le Great-Eastern, auquel la plupart des autres ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cette disposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Mersey ont vu se fonder presque à leur embouchure deux immenses villes de commerce, Londres et Liverpool; de même, et à peu près pour des considérations identiques, Glasgow, sur la rivière la Clyde.

A la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau à vapeur, affecté au service du Great-Eastern. Je m’installai sur le pont, déjà encombré d’ouvriers et de manœuvres qui se rendaient à bord du steam-ship. Quand sept heures du matin sonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres, et suivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey.

A peine avait-il débordé que j’aperçus sur la cale un jeune homme de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique qui distingue l’officier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mes amis, capitaine à l’armée des Indes, que je n’avais pas vu depuis plusieurs années. Mais je devais me tromper, car le capitaine Mac Lewin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je l’aurais su. D’ailleurs Mac Lewin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, et celui-ci, s’il offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblait triste et comme accablé d’une secrète douleur. Quoi qu’il en soit, je n’eus pas le temps de l’observer avec plus d’attention, car le tender s’éloignait rapidement, et l’impression fondée sur cette ressemblance s’effaça bientôt de mon esprit.

Le Great-Eastern était mouillé à peu près à trois milles en amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool. Du quai de New-Prince, on ne pouvait l’apercevoir. Ce fut au premier tournant de a rivière que j’entrevis sa masse imposante. On eût dit une sorte d’îlot à demi estompé dans les brumes. Il se présentait par l’avant, ayant évité au flot; mais bientôt le tender prit du tour, et le steam-ship se montra dans toute sa longueur. Il me parut ce qu’il était: énorme! Trois ou quatre «charbonniers», accostés à ses flancs, lui versaient par ses sabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement de houille. Près du Great-Eastern, ces trois-mâts ressemblaient à des barques. Leurs cheminées n’atteignaient même pas la première ligne des hublots évidés dans sa coque; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant aurait pu hisser ces navires sur son portemanteau, en guise de chaloupes à vapeur.

Cependant le tender s’approchait; il passa sous l’étrave droite du Great-Eastern, dont les chaînes se tendaient violemment sous la poussée du flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au bas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette position, le pont du tender affleurait seulement la ligne de flottaison du steam-ship, cette ligne qu’il devait atteindre en pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.

Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues du Great-Eastern.

Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que la longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais de face, elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la disposition du solide moyeu, point d’appui de tout le système, les étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l’écartement de la triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi perdu dans l’ombre des larges tambours qui coiffaient l’appareil, tout cet ensemble frappait l’esprit et évoquait l’idée de quelque puissance farouche et mystérieuse.

Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce moment contre elles! Quels bouillonnements des nappes liquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup! Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque le Great-Eastern marchait à toute vapeur sous la poussée de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix tonneaux et donnant onze tours à la minute.

Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je franchissais la coupée du steam-ship.

 

 

CHAPITRE II

e pont n’était encore qu’un immense chantier livré à une armée de travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d’un navire. Plusieurs milliers d’hommes, ouvriers, gens de l’équipage, mécaniciens, officiers, manœuvres, curieux, se croisaient, se coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans les machines, ceux-ci courant les rouffles, ceux-là éparpillés à travers la mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description. Ici des grues volantes enlevaient d’énormes pièces de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à l’aide de treuils à vapeur; au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre de fer, véritable tronc de métal; à l’avant, les vergues montaient en gémissant le long des mâts de hune; à l’arrière se dressait un échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction. On bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait au milieu d’un incomparable désordre.

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Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine Anderson. Le commandant n’était pas encore arrivé; mais un des stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes colis dans une des cabines de l’arrière.

«Mon ami, lui dis-je, le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous à quelle époque nous pourrons quitter Liverpool?»

A cet égard, le steward n’était pas plus avancé que moi. Il me laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette immense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait un touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire – cette boue britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises – couvrait le pont du steam-ship. Des ruisseaux fétides serpentaient çà et là. On se serait cru dans un des plus mauvais passages d’Upper-Thames street, aux abords du pont de Londres. Je marchais en rasant ces rouffles qui s’allongeaient sur l’arrière du navire. Entre eux et les bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux larges rues ou plutôt deux boulevards qu’une foule compacte encombrait. J’arrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par un double système de passerelles.

 Là, s’ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la machine à roues. J’aperçus alors cet admirable engin de locomotion. Une cinquantaine d’ouvriers étaient répartis sur les claires-voies métalliques du bâtis de fonte, les uns accrochés aux longs pistons inclinés sous des angles divers, les au très suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant l’excentrique, ceux-là boulonnant au moyen d’énormes clefs les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par l’écoutille, c’était un nouvel arbre de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles, De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ces travaux d’ajustage, je repris ma promenade et j’arrivai sur l’avant. Là, des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste rouffle désigné sous le nom de «smoking-room», la chambre à fumer, le véritable estaminet de cette ville flottante, magnifique café éclairé par quatorze fenêtres, plafonné blanc et or et lambrissé de panneaux en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place triangulaire que formait l’avant du pont, j’atteignis l’étrave qui tombait d’aplomb à la surface des eaux.

De ce point extrême, me retournant, j’aperçus, dans une déchirure des brumes, l’arrière du Great-Eastern à une distance de plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu’on emploie de tels multiples pour en évaluer les dimensions.

Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les rouffles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se balançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que la brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d’une grue volante, et plus loin des scories enflammées qu’une forge lançait comme un bouquet d’artifices. J’apercevais à peine le sommet des mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard, auquel les tenders de service et les «charbonniers» mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille de la machine a roues, je remarquai un «petit hôtel» qui s’élevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale d’un palais surmonté d’une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin j’atteignis l’arrière du steam-ship, à l’endroit où s’élevait l’échafaudage que j’ai déjà signalé. Là, entre le dernier rouffle et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d’installer une machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de déclics qui me sembla très compliqué. Je n’en compris pas d’abord la destination, mais il me parut qu’ici, comme partout, les préparatifs étaient loin d’être terminés.

Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant d’aménagements nouveaux à bord du Great-Eastern, navire relativement neuf? C’est ce qu’il faut dire en quelques mots.

Après une vingtaine de traversées entre l’Angleterre et l’Amérique, et dont l’une fut marquée par des accidents très graves, l’exploitation du Great-Eastern avait été momentanément abandonnée. Cet immense bateau, disposé pour le transport des voyageurs, ne semblait plus bon à rien et se voyait mis au rebut par la race défiante des passagers d’outre-mer. Lorsque les premières tentatives pour poser le câble sur son plateau télégraphique eurent échoué – insuccès dû en partie à l’insuffisance des navires qui le transportaient –, les ingénieurs songèrent au Great-Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner à son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique, pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grâce à sa parfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immense grelin, Mais pour arrimer ce câble dans les flancs du navire, il fallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudières sur six et une cheminée sur trois, appartenant à la machine de l’hélice. A leur place, de vastes récipients furent disposés pour y loger le câble qu’une nappe d’eau préservait des altérations de l’air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sans subir le contact des couches atmosphériques.

L’opération de la pose du câble s’accomplit avec succès, et, le résultat obtenu, leGreat-Eastern fut relégué de nouveau dans son coûteux abandon. Survint alors l’Exposition universelle de 1867. Une Compagnie française, dite Société des Affréteurs du Great-Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capital de deux millions de francs, dans l’intention d’employer le vaste navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là nécessité de réapproprier le steam-ship à cette destination, nécessité de combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité d’agrandir des salons que devaient habiter plusieurs milliers de voyageurs et de construire ces rouffles contenant des salles à manger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits dans les flancs de la gigantesque coque.

Le Great-Eastern fut affrété au prix de vingt-cinq mille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G. Forrester et Co, de Liverpool: le premier, au prix de cinq cent trente-huit mille sept cent cinquante francs, pour l’établissement des nouvelles chaudières de l’hélice; le second, au prix de six cent soixante-deux mille cinq cents francs, pour réparations générales et installations du navire.

Avant d’entreprendre ces derniers travaux, le Board of Trade exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sa coque pût être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération faites une longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusement réparée à grands frais. On procéda alors à l’installation des nouvelles chaudières. On dut changer aussi l’arbre moteur des roues, qui avait été faussé pendant le dernier voyage; cet arbres coudé en son milieu pour recevoir la bielle des pompes fut remplacé par un arbre muni de deux excentriques ce qui assurait la solidité de cette pièce importante sur laquelle porte tout l’effort. Enfin et pour la première fois, le gouvernail allait être mû par la vapeur.

C’est à cette délicate manœuvre que les mécaniciens destinaient la machine qu’ils ajustaient à l’arrière. Le timoniers placé sur la passerelle du centre, entre les appareils à signaux des roues et de l’hélices avait sous les yeux un cadran pourvu d’une aiguille mobile, qui lui donnait à chaque instant la position de sa barre. Pour la modifier, il se contentait d’imprimer un léger mouvement à une petite roue mesurant à peine un pied de diamètre et dressée verticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves s’ouvraient; la vapeur des chaudières se précipitait par de longs tuyaux de conduite dans les deux cylindres de la petite machine; les pistons se mouvaient avec rapidité les transmissions agissaient et le gouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblement entraînées. Si ce système réussissait un homme gouvernerait, d’un seul doigt, la masse colossale du Great-Eastern.

Pendant cinq jours, les travaux continuèrent avec une activité dévorante. Ces retards nuisaient considérablement à l’entreprise des affréteurs; mais les entrepreneurs ne pouvaient faire plus. Le départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25, le pont du steam-ship était encore encombré de tout l’outillage supplémentaire.

Enfin pendant cette dernière journées les passavants, les passerelles, les rouffles se dégagèrent peu à peu; les échafaudages furent démontés; les grues disparurent; l’ajustement des machines s’acheva; les dernières chevilles furent frappées, et les derniers écrous vissés; les pièces polies se couvrirent d’un enduit blanc qui devait les préserver de l’oxydation pendant le voyage; les réservoirs d’huile se remplirent; la dernière plaque reposa enfin sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l’ingénieur en chef fit l’essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipita dans la chambre des machines. Penché sur l’écoutille, enveloppé dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; mais j’entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à étoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurs solides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous les tambours, pendant que les pales frappaient lentement les eaux brumeuses de la Mersey. A l’arrière, l’hélice battait les flots de sa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantes l’une de l’autre, étaient prêtes à fonctionner.

Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster. Elle était destinée au Great-Eastern. Sa locomobile fut détachée d’abord et hissée sur le pont au moyen des cabestans. Mais, quand à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sa coque d’acier était d’un poids tel que les pistolets sur lesquels on avait frappé les palans plièrent sous la charge, effet qui ne se fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen de balancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais il restait encore au Great-Eastern un chapelet de seize embarcations accrochées à ses portemanteaux.

Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés n’offraient plus trace de boue; l’armée des balayeurs avait passé par là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres, marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et les soutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans ses lignes d’eau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires. C’était un inconvénient pour ses roues, dont les aubes, insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire une poussée moindre, Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait partir. Je me couchai donc avec l’espoir de prendre la mer le lendemain. Je ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au mât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillon français, et à la corne d’artimon le pavillon d’Angleterre.

 

 

CHAPITRE III

n effet, le Great-Eastern se préparait à partir. De ses cinq cheminées s’échappaient déjà quelques volutes de fumée noire. Une buée chaude transpirait à travers les puits profonds qui donnaient accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaient les quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notre passage. Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient les manœuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de mouton crochés à l’intérieur des bastingages. Vers onze heures, les tapissiers finissaient d’enfoncer leurs derniers clous et les peintres d’étendre leur dernière couche de peinture. Puis tous s’embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu’il y eut pression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de la machine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent que l’ingénieux appareil fonctionnait régulièrement.

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Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. A la mer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont se préoccupait assez peu le Great-Eastern.

Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers points du navire, afin de préparer l’appareillage. L’état-major se composait d’un capitaine, d’un second, de deux seconds officiers, de cinq lieutenants, dont un français, M. H…, et d’un volontaire, Français également.

Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le commerce anglais. C’est à lui qu’on doit la pose du câble transatlantique. Il est vrai que s’il réussit là où ses devanciers échouèrent, c’est qu’il opéra dans des conditions bien autrement favorables, ayant le Great-Eastern à sa disposition. Quoi qu’il en soit, ce succès lui a mérité le titre de «sir», qui lui a été octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fort aimable. C’était un homme de cinquante ans, blond fauve, de ce blond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de l’âge, la taille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme, l’air bien anglais, marchant d’un pas tranquille et uniforme, la voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans les poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec ce signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de la poche de sa redingote bleue à triple galon d’or.

Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine Anderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau très hâlée, l’œil un peu injecté, de la barbe noire jusqu’aux yeux, des jambes arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marin actif, alerte, fort au courant du détail, il donnait ses ordres d’une voix brève, ordres que répétait le maître d’équipage avec ce rugissement de lion enrhumé qui est particulier à la marine anglaise. Ce second se nommait W… Je crois que c’était un officier de la flotte, détaché, par permission spéciale, à bord du Great-Eastern. Enfin, il avait des allures de «loup de mer», et il devait être de l’école de cet amiral français – un brave à toute épreuve – qui, au moment du combat, criait invariablement à ses hommes: «Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez que j’ai l’habitude de me faire sauter!»

En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le commandement d’un chef-ingénieur, aidé de huit ou dix officiers mécaniciens. Sous ses ordres manœuvrait un bataillon de deux cent cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui ne quittaient guère les profondeurs du bâtiment.

D’ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune, soit cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour.

Quant à l’équipage proprement dit du steam-ship, maîtres, quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenait environ cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectés au service des passagers.

Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait «sortir» le Great-Eastern des passes de la Mersey était à bord depuis la veille. J’aperçus aussi un pilote français, de l’île de Molène, près d’Ouessant, qui devait faire avec nous la traversée de Liverpool à New York, et, au retour, rentrer le steam-ship dans la rade de Brest.

«Je commence à croire que nous partirons aujourd’hui? dis-je au lieutenant H...

– Nous n’attendons plus que nos voyageurs, me répondit mon compatriote.

– Sont-ils nombreux?

– Douze ou treize cents.»

C’était la population d’un gros bourg.

A onze heures et demie, on signala le tender, encombré de passagers enfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus sur les tambours, juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient le pont. C’était, comme je l’appris ensuite, des Californiens, des Canadiens, des Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, des Anglais, des Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous se distinguaient le célèbre Cyrus Field, de New York; l’honorable John Rose, du Canada; l’honorable Mac Alpine, de New York; Mr. et Mrs. Alfred Cohen, de San-Francisco; Mr. et Mrs. Whitney, de Mont-Réal; le capitaine Mac Ph... et sa femme. Parmi les Français se trouvait le fondateur de la Société des Affréteurs du Great-Eastern, M. Jules D…, représentant de cette Telegraph construction and maintenance Company, qui avait apporté dans l’affaire une contribution de vingt mille livres.

Le tender se rangea au pied de l’escalier de tribord. Alors commença l’interminable ascension des bagages et des passagers, mais sans hâte, sans cris, ainsi que font des gens qui restent tranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoir monter là comme à l’assaut, et se comporter en véritables zouaves.

Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du steam-ship, son premier soin était de descendre dans les salles à manger et d’y marquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom, crayonné sur un bout de papier, suffisait à lui assurer sa prise de possession. D’ailleurs, un lunch était servi en ce moment, et, en quelques instants, toutes les tables furent garnies de convives, qui, lorsqu’ils sont Anglo-Saxons, savent parfaitement combattre à. coups de fourchette les ennuis d’une traversée.

J’étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de l’embarquement. A midi et demi, les bagages étaient transbordés. Je vis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutes grandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaient contenir un mobilier, de petites trousses de voyage d’une élégance parfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles américaines ou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, à leur bouclage multiple, à l’éclat de leurs cuivres, à leurs épaisses couvertures de toiles, sur lesquelles se détachaient deux ou trois grandes initiales brossées à travers des découpages de fer-blanc. Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les magasins, j’allais dire dans les gares de l’entrepont, et les derniers manœuvres, porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui déborda après avoir encrassé les pavois du Great-Eastern des scories de sa fumée.

Je retournais vers l’avant, quand soudain je me trouvai en présence de ce jeune homme que j’avais entrevu sur le quai de New-Prince. Il s’arrêta en m’apercevant, et me tendit une main que je serrai aussitôt avec affection.

«Vous, Fabian! m’écriai-je, vous, ici?

– Moi-même, cher ami.

– Je ne m’étais donc pas trompé, c’est bien vous que j’ai entrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ?

– C’est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas aperçu.

– Et vous venez en Amérique?

– Sans doute! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux passer qu’à courir le monde?

– Heureux le hasard qui vous a fait choisir le Great-Eastern pour cette promenade de touriste.

– Ce n’est point un hasard, mon cher camarade. J’ai lu dans un journal que vous preniez passage à bord du Great-Eastern, et, comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelques années, je suis venu trouver le Great-Eastern pour faire la traversée avec vous.

– Vous arrivez de l’Inde?

– Par le Godavey, qui l’a débarqué avant-hier à Liverpool.

– Et vous voyagez, Fabian?… lui demandai-je en observant sa figure pâle et triste.

– Pour me distraire, si je le puis», répondit, en me pressant la main avec émotion, le capitaine Fabian Mac Lewin.

 

 

CHAPITRE IV

abian m’avait quitté pour surveiller son installation dans la cabine 73, de la série du grand salon, ont le numéro était porté sur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fumée tourbillonnaient à l’orifice des larges cheminées du steam-ship. On entendait frémir la coque des chaudières jusque dans les profondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par les tuyaux d’échappement et retombait en pluie fine sur le pont. Quelques remous bruyants annonçaient que les machines s’essayaient. L’ingénieur avait de la pression. On pouvait partir.

Il fallut d’abord lever l’ancre. Le flot montait encore, et le Great-Eastern, évité sous sa poussée, lui présentait l’avant. Il était donc tout paré pour descendre la rivière. Le capitaine Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, car la longueur du Great-Eastern ne lui permettait pas d’évoluer dans la Mersey. N’étant point entraîné par le jusant, mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître de son navire et plus certain de manœuvrer habilement au milieu des bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre attouchement de ce colosse eût été désastreux.

Lever l’ancre dans ces conditions exigeait des efforts considérables. En effet, le steam-ship, poussé par le courant, tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché. De plus, un vent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignait son action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissants engins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase, Un «anchor-boat», sorte de bateau destiné à cette opérations était venu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirent pas et l’on dut se servir des appareils mécaniques que le Great-Eastern avait à sa disposition.

A l’avants une machine de la force de soixante-dix chevaux était disposée pour le hissage des ancres. Il suffisait d’envoyer la vapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir immédiatement une force considérables qu’on pouvait directement appliquer au cabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce fut fait. Mais, si puissante qu’elle fûts la machine se trouva insuffisante. Il fallut donc lui venir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre les barres et une cinquantaine d’hommes de l’équipage vinrent virer au cabestan.

Le steam-ship commença de venir sur ses ancres. Mais le travail se faisait lentement; les maillons cliquetaient non sans peine, dans les écubiers de l’étrave, et, à mon avis, on aurait pu soulager les chaînes en donnant quelques tours de roues de manière à les embraquer plus aisément.

J’étais en ce moment sur la dunette de l’avants avec un certain nombre de passagers. Nous observions tous les détails de l’opération et les progrès de l’appareillage. Prés de mois, un voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manœuvres haussait fréquemment les épaules, et n’épargnait pas à l’impuissante machine ses moqueries incessantes. C’était un petit homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un physionomiste eût reconnu, dés l’abord, que les choses de la vie devaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe de l’école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à l’action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant – je le vis plus tard –, un aimable compagnon de voyage.

«Monsieur, me dit-il, jusqu’ici j’avais cru que les machines étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider les machines!»

J’allais répondre à cette juste observation, quand des cris retentirent. Mon interlocuteur et moi, nous étions précipités vers l’avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres avaient été renversés; les uns se relevaient; d’autres gisaient sur le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avait dérivé irrésistiblement sous la traction effroyable des chaînes. Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violence extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabans cassés, les barres, faisant mitraille autour d’elles, venaient de tuer quatre matelots et d’en blesser douze. Parmi ces derniers, le maître d’équipage, un Écossais de Dundee.

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On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits au poste des malades, situé à l’arrière. Quant aux quatre morts, on s’occupa de les débarquer immédiatement. D’ailleurs, les Anglo-Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens, que cet événement ne provoqua qu’une médiocre impression à bord. Ces infortunés, tués ou blessés, n’étaient que les dents d’un rouage que l’on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il accostait le navire.

Je me dirigeai vers la coupée. L’escalier n’avait pas encore été relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bord s’embarqua afin de les accompagner jusqu’à Liverpool, avec recommandation de rejoindre ensuite le Great-Eastern en toute diligence. Le tender s’éloigna aussitôt, et les matelots allèrent à l’avant laver les plaques de sang qui tachaient le pont.

Je dois dire aussi qu’un passager, légèrement endommagé par un éclat de barre, profita de la circonstance pour s’en retourner par le tender. Il avait déjà assez du Great-Eastern.

Cependant, je regardais le petit boat s’éloigner à toute vapeur. Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura derrière moi ces paroles:

«Un voyage qui commence bien!.

– Bien mal, monsieur, répondis-je. A qui ai-je l’honneur de parler?

– Au docteur Dean Pitferge.»

 

 

CHAPITRE V

’opération avait été reprise. Avec l’aide de l’anchorboat, les chaînes furent soulagées, et les ancres quittèrent enfin leur fond tenace. U ne heure un quart sonnait aux clochers de Birkenhead. Le départ ne pouvait être différé, si l’on tenait à utiliser la marée pour la sortie du steam-ship. Le capitaine et le pilote montèrent sur la passerelle. Un lieutenant se posta près de l’appareil à signaux de l’hélice, un autre près de l’appareil à signaux des aubes. Le timonier se tenait entre eux, près de la petite roue destinée à mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas où la machine à vapeur eût manqué, quatre autres timoniers veillaient à l’arrière, prêts à manœuvrer les grandes roues qui se dressaient sur le caillebotis. Le Great-Eastern, faisant tête au courant, était tout évité, et il n’avait plus que le flot à refouler pour descendre la rivière.

L’ordre du départ fut donné. Les pales frappèrent lentement les premières couches d’eau, l’hélice «patouilla» à l’arrière, et l’énorme vaisseau commença à se déplacer.

La plupart des passagers, montés sur la dunette de l’avant, regardaient le double paysage hérissé de cheminées d’usines, que présentaient, à droite, Liverpool, à gauche, Birkenhead. La Mersey, encombrée de navires, les uns mouillés, les autres montant ou descendant, n’offrait à notre steam-ship que de sinueux passages. Mais, sous la main de son pilote, sensible aux moindres volontés de son gouvernail, il se glissait dans les passes étroites, évoluant comme une baleinière sous l’aviron d’un vigoureux timonier. Un instant, je crus que nous allions aborder un trois-mâts qui dérivait le travers au courant, et dont le bout-dehors vint raser la coque du Great-Eastern; mais le choc fut évité; et quand, du haut des rouffles, je regardai ce navire qui ne jaugeait pas moins de sept ou huit cents tonneaux, il m’apparut comme un de ces petits bateaux que les enfants lancent sur les bassins de Green-Park, ou de la Serpentine-River.

Bientôt le Great-Eastern se trouva par le travers des cales d’embarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaient saluer la ville se turent, par respect pour ces morts que le tender débarquait en ce moment. Mais des hurrahs formidables remplacèrent ces détonations qui sont la dernière expression de la politesse nationale. Aussitôt les mains de battre, les bras de s’agiter, les mouchoirs de se déployer avec cet enthousiasme dont les Anglais sont si prodigues au départ de tout navire, ne fût-ce qu’un simple canot qui va faire une promenade en baie. Mais comme on répondait à ces saluts! Quels échos ils provoquaient sur les quais! Des milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool et de Birkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur la Mersey. Les marins du Lord Clyde, navire de guerre, mouillé devant les bassins, s’étaient dispersés sur les hautes vergues et saluaient le géant de leurs acclamations. Du haut des dunettes des vaisseaux ancrés dans la rivière, les musiques nous envoyaient des harmonies terribles que le bruit des hurrahs ne pouvait. couvrir. Les pavillons montaient et descendaient incessamment en l’honneur du Great-Eastern. Mais bientôt les cris commencèrent à s’éteindre dans l’éloignement. Notre steam-ship rangea de près le Tripoli, un paquebot de la ligne Cunard, affecté au transport des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux mille tonneaux, paraissait n’être qu’une simple barque. Puis, sur les deux rives, les maisons se firent de plus en plus rares. Les fumées cessèrent de noircir le paysage. La campagne trancha sur les murs de briques. Encore quelques longues et uniformes rangées de maisons ouvrières. Enfin des villas apparurent, et sur la rive gauche de la Mersey, de la plate-forme du phare et de l’épaulement du bastion, quelques derniers hurrahs nous saluèrent une dernière fois.

A trois heures, le Great-Eastern avait franchi les passes de la Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud-ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques houles, mais le steam-ship ne les ressentait pas.

Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender forçait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second médecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échelle de corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui, notre pilote s’affala par le même chemin jusqu’à son canot, qui l’attendait, et dont chaque rameur était muni d’une ceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il rejoignait une charmante petite goélette qui l’attendait sous le vent.

La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes et de son hélice, la vitesse du Great-Eastern s’accéléra. Malgré le vent debout, il n’éprouvait ni roulis ni tangage. Bientôt l’ombre couvrit la mer, et la côte du comté de Galles, marquée par la pointe d’Holy-Head, se perdit enfin dans la nuit.  

 

 

CHAPITRE VI

e lendemain, 27 mars, le Great-Eastern prolongeait par tribord la côte accidentée de l’Irlande. J’avais choisi ma cabine à l’avant sur le premier rang en abord. C’était une petite chambre, bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée de cabines la séparait du premier salon de l’avant, de telle sorte que ni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui ne manquaient pas à bord, n’y pouvaient parvenir. C’était une cabane isolée à l’extrémité d’un faubourg. Un canapé, une couchette, une toilette la meublaient suffisamment.

A sept heures du matin, après avoir traversé les deux premières salles, j’arrivai sur le pont. Quelques passagers arpentaient déjà les rouffles. Un roulis presque insensible balançait légèrement le steamer. Le vent cependant soufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la côte, ne pouvait se faire. Néanmoins, j’augurais bien de l’indifférence du Great-Eastern.

Arrivé sur la dunette de la smoking-room, j’aperçus cette longue étendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelle verdure a valu d’être nommée «Côte d’émeraude». Quelques maisons solitaires, le lacet d’une route de douaniers, un panache de vapeur blanche marquant le passage d’un train entre deux collines, un sémaphore isolé faisant des gestes grimaçants aux navires du large, l’animaient çà et là.

Entre la côte et nous, la mer présentait une nuance d’un vert sale, comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de cuivre. Le vent tendait encore à fraîchir; quelques embruns volaient comme une poussière; de nombreux bâtiments, bricks ou goélettes, cherchaient à s’élever de la terre; des steamers passaient en crachant leur fumée noire; le Great-Eastern, bien qu’il ne fût pas encore animé d’une grande vitesse, les distançait sans peine.

Bientôt nous eûmes connaissance de Queen’s-Town, petit port de relâche devant lequel manœuvrait une flottille de pêcheurs. C’est là que tout navire, venant de l’Amérique ou des mers du Sud – bateau à vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou bâtiment de commerce –, jette en passant ses sacs à dépêches, Un express, toujours en pression, les emporte à Dublin en quelques heures. Là, un paquebot, toujours fumant, un steamer pur-sang, tout en machines, vrai fuseau à roues qui passe au travers des lames, bateau de course autrement utile que Gladiateur ou Fille de l’air, prend ces lettres, et, traversant le détroit avec une vitesse de dix-huit milles à l’heure, il les dépose à Liverpool. Les dépêches, ainsi entraînées, gagnent un jour sur les plus rapides transatlantiques.

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Vers neuf heures, le Great-Eastern remonta d’un quart dans l’ouest-nord-ouest, Je venais de descendre sur le pont, lorsque je fus rejoint par le capitaine Mac Lewin Un de ses amis l’accompagnait, un homme de six pieds, à barbe blonde, dont les longues moustaches, perdues au milieu des favoris, laissaient le menton à découvert, suivant la mode du jour. Ce grand garçon présentait le type de l’officier anglais: il avait la tête haute, mais sans raideur, le regard assuré, les épaules dégagées, aisance et liberté dans sa marche, en un mot tous les symptômes de ce courage si rare qu’on peut appeler le «courage sans colère». Je ne me trompais pas sur sa profession.

«Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaine au 22e régiment de l’armée des Indes.»

Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous nous saluâmes.

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«C’est à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian, dis-je au capitaine Mac Lewin, dont je serrai la main. Nous étions dans le coup de feu du départ. Je sais seulement que ce n’est point par hasard que je dois de vous rencontrer à bord du Great-Eastern. J’avoue que si je suis pour quelque chose dans la décision que vous avez prise…

– Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Le capitaine Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avec l’intention de prendre passage à bord du China, de la ligne Cunard, quand nous apprîmes que le Great-Eastern allait tenter une nouvelle traversée entre l’Angleterre et l’Amérique: c’était une occasion. J’appris que vous étiez à bord. c’était un plaisir. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans, depuis notre beau voyage dans les États scandinaves. Je n’hésitai pas, et voilà pourquoi le tender nous a déposés hier en votre présence.

– Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaine Corsican ni vous ne regretterez votre décision. Une traversée de l’Atlantique sur ce grand bateau ne peut manquer d’être fort intéressante, même pour vous, si peu marins que vous soyez. Il faut avoir vu cela. Mais parlons de vous. Votre dernière lettre – et elle n’a pas six semaines de date – portait le timbre de Bombay. J’avais le droit de vous croire encore à votre régiment.

– Nous y étions il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous y menions cette existence moitié militaire, moitié campagnarde des officiers indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que de razzias, Je vous présente même le capitaine Archibald comme un grand destructeur de tigres. C’est la terreur des Jungles. Cependant, bien que nous soyons garçons et sans famille, l’envie nous a pris de laisser un peu de repos à ces pauvres carnassiers de la péninsule, et de venir respirer quelques molécules de l’air européen. Nous avons obtenu un congé d’un an, et aussitôt, par la mer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes arrivés avec la rapidité d’un express dans notre vieille Angleterre.

– Notre vieille Angleterre! répondit en souriant le capitaine Corsican, nous n’y sommes déjà plus, Fabian. C’est un navire anglais qui nous emporte, mais il est affrété par une compagnie françaises et il nous conduit en Amérique. Trois pavillons différents flottent sur notre têtes et prouvent que nous foulons du pied un sol franco-anglo-américain.

– Qu’importe! répondit Fabian, dont le front se rida un instant sous une impression douloureuses qu’importes pourvu que notre congé se passe! Il nous faut du mouvement. C’est la vie. Il est si bon d’oublier le passé, et de tuer le présent par le renouvellement des choses autour de soi! Dans quelques jours, nous serons à New York, où j’embrasserai ma sœur et ses enfants que je n’ai pas vus depuis plusieurs années. Puis nous visiterons les Grands Lacs. Nous redescendrons le Mississippi jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Nous ferons une battue sur l’Amazone. De l’Amérique nous sauterons en Afrique, où les lions et les éléphants se sont donné rendez-vous au Cap, pour fêter l’arrivée du capitaine Corsican, et de là, nous reviendrons imposer aux Cipayes les volontés de la métropole!».

Fabian parlait avec une volubilité nerveuse, et sa poitrine se gonflait de soupirs. Il y avait évidemment dans sa vie un malheur que j’ignorais encore, et que ses lettres mêmes ne m’avaient pas laissé pressentir. Archibald Corsican me parut être au courant de cette situation. Il montrait une très vive amitié pour Fabian plus jeune que lui de quelques années. Il semblait être le frère aîné de Mac Lewin, ce grand capitaine anglais, dont le dévouements à l’occasion, pouvait être porté jusqu’à l’héroïsme.

En ce moment notre conversation fut interrompue. La trompette retentit à bord. C’était un steward joufflu qui annonçait, un quart d’heure d’avance, le lunch de midi et demi. Quatre fois par jour, à la grande satisfaction des passagers, ce rauque cornet résonnait ainsi: à huit heures et demie pour le déjeuner, à midi et demi pour le lunch, à quatre heures pour le dîner, à sept heures et demie pour le thé. En peu d’instants les longs boulevards furent déserts, et bientôt tous les convives étaient attablés dans les vastes salons, où je parvins à me placer près de Fabian et du capitaine Corsican.

Quatre rangs de tables meublaient ces salles à manger. Au-dessus, les verres et les bouteilles, disposées sur leurs planchettes de roulis, gardaient une immobilité et une perpendicularité parfaites. Le steam-ship ne ressentait aucunement les ondulations de la houle. Les convives, hommes, femmes ou enfants, pouvaient luncher sans crainte. Les plats, finement préparés, circulaient. De nombreux stewards s’empressaient à servir. A la demande de chacun, mentionnée sur une petite carte ad hoc, ils fournissaient les vins, liqueurs ou ales, qui faisaient l’objet d’un compte à part. Entre tous, les Californiens se distinguaient par leur aptitude à boire du champagne. Il y avait là, près de son mari, ancien douanier, une blanchisseuse enrichie dans les lavages de San Francisco, qui buvait du cliquot à trois dollars la bouteille. Deux ou trois jeunes missess, frêles et pâles, dévoraient des tranches de bœuf saignant. De longues mistress, à défenses d’ivoire, vidaient dans leurs petits verres le contenu d’un œuf à la coque. D’autres dégustaient avec une évidente satisfaction les tartes à la rhubarbe ou les céleris du dessert. Chacun fonctionnait avec entrain. On se serait cru dans un restaurant des boulevards, en plein Paris, non en plein Océan.

Le lunch terminé, les rouffles se peuplèrent de nouveau. Les gens se saluaient au passage ou s’abordaient comme des promeneurs d’Hyde-Park. Les enfants jouaient, couraient, lançaient leurs ballons, poussaient leurs cerceaux, ainsi qu’ils l’eussent fait sur le sable des Tuileries. La plupart des hommes fumaient en se promenant. Les dames, assises sur des pliants, travaillaient, lisaient ou causaient ensemble. Les gouvernantes et les bonnes surveillaient les bébés. Quelques gros Américains pansus se balançaient sur leurs chaises à bascule. Les officiers du bord allaient et venaient, les uns faisant leur quart sur les passerelles et surveillant le compas, les autres répondant aux questions souvent ridicules des passagers. On entendait aussi, à travers les accalmies de la brise, les sons d’un orgue placé dans le grand rouffle de l’arrière, et les accords de deux ou trois pianos de Pleyel qui se faisaient une déplorable concurrence dans les salons inférieurs.

Vers trois heures, de bruyants hurrahs éclatèrent. Les passagers envahirent les dunettes. Le Great-Eastern rangeait à deux encâblures un paquebot qu’il avait gagné main sur main. C’était le Propontis, faisant route sur New York, qui salua le géant des mers en passant, et le géant des mers lui rendit son salut.

A quatre heures et demie, la terre était toujours en vue et nous restait à trois milles sur tribord. On la voyait à peine à travers les embruns d’un grain qui s’était subitement déclaré. Bientôt un feu apparut. C’était le phare de Fastenet, placé sur un roc isolé, et la nuit ne tarda pas à se faire, pendant laquelle nous devions doubler le cap Clear, dernière pointe avancée de la côte d’Irlande.

 

 

CHAPITRE VII

’ai dit que la longueur du Great-Eastern dépassait deux hectomètres. Pour les esprits friands de comparaison, je dirai qu’il est d’un tiers plus long que le pont des Arts. Il n’aurait donc pu évoluer dans la Seine. D’ailleurs, vu son tirant d’eau, il n’y flotterait pas plus que ne flotte le pont des Arts. En réalité, ce steam-ship mesure deux cent sept mètres cinquante à la ligne de flottaison entre ses perpendiculaires. Il a deux cent dix mètres vingt-cinq sur le pont supérieurs de tête en tête, c’est-à-dire que sa longueur est double de celle des plus grands paquebots transatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mètres trente à son maître-couple et de trente-six mètres soixante-cinq en dehors des tambours.

La coque du Great-Eastern est à l’épreuve des plus formidables coups de mer. Elle est double et se compose d’une agrégation de cellules disposées entre bord et serre, qui ont quatre-vingt-six centimètres de hauteur. De plus, treize compartiments, séparés par des cloisons étanches, accroissent sa sécurité au point de vue de la voie d’eau et de l’incendie. Dix mille tonneaux de fer ont été employés à la construction de cette coque, et, trois millions de rivets, rabattus à chaud, assurent le parfait assemblage des plaques de son bordé.

Le Great-Eastern déplace vingt-huit mille cinq cents tonneaux, quand il tire trente pieds d’eau. Lège, il ne cale que six mètres dix. Il peut transporter dix mille passagers. Des trois cent soixante-treize chefs-lieux d’arrondissement de la France, deux cent soixante-quatorze sont moins peuples que ne le serait cette sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.

Les lignes du Great-Eastern sont très allongées. Son étrave droite est percée d’écubiers par lesquels filent les chaînes des ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux ni bosses, est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et dépare l’ensemble.

De son pont s’élèvent six mâts et cinq cheminées. Les trois premiers mâts sur l’avant sont le « fore-gigger» et le «fore-mast», tous deux mâts de misaines, et le «main-mast», ou grand mât. Les trois derniers sur l’arrière sont appelés «after-main-mast», «mizenne-mast» et «after-gigger». Le «fore-mast» et le «main-mast» portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatre autres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe; le tout formant cinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, en bonne toile de la fabrique royale d’Edimbourg. Sur les vastes hunes du second et du troisième mât, une compagnie de soldats pourrait manœuvrer à l’aise. De ces six mâts, maintenus par des haubans et des gal-haubans métalliques, le second, le troisième et le quatrième sont faits de tôles boulonnées, véritables chefs-d’œuvre de chaudronnerie. A l’étambrai, ils mesurent un mètre dix de diamètre, et le plus grand, le «main-mast», s’élève à une hauteur de deux cent sept pieds français, qui est supérieure à celle des tours de Notre-Dame.

Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent la machine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélice; ce sont d’énormes cylindres, hauts de trente mètres cinquante, maintenus par des chaînes frappées sur les rouffles.

A l’intérieur du Great-Eastern, l’aménagement de sa vaste coque a été judicieusement compris. L’avant renferme les buanderies à vapeur et le poste de l’équipage. Viennent ensuite un salon de dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes à roulis, de peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques pièces reçoivent le jour à travers des claires-voies latérales, supportées sur d’élégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec le pont supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et à rampes d’acajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines que sépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les autres placées à l’étage inférieur, auxquelles donne accès un escalier spécial. Sur l’arrière, les trois vastes «dining-rooms» présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons de l’avant à ceux de l’arrière, on passait en suivant une coursive dallée qui contourne la machine des roues entre ses parois de tôle et les offices du bord.

Les machines du Great-Eastern sont justement considérées comme des chefs-d’œuvre, – j’allais dire des chefs-d’œuvre d’horlogerie. Rien de plus étonnant que de voir ces énormes rouages fonctionner avec la précision et la douceur d’une montre. La puissance nominale de la machine à aubes est de mille chevaux, Cette machine se compose de quatre cylindres oscillants, d’un diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paires, et développant quatre mètres vingt-sept de course au moyen de leurs pistons directement articulés sur les bielles. La pression moyenne est de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-seize par centimètre carré, soit une atmosphère deux tiers. La surface de chauffe des quatre chaudières réunies est de sept cent quatre-vingts mètres carrés. Cet «engine-paddle» marche avec un calme majestueux; son excentrique, entraîné par l’arbre de couche, semble s’enlever comme un ballon dans l’air. Il peut donner douze tours de roues par minute, et contraste singulièrement avec la machine de l’hélice, plus rapide, plus rageuse, qui s’emporte sous la poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.

Et «engine-screw» compte quatre cylindres fixes disposés horizontalement. Ils se font tête deux par deux, et leurs pistons, dont la course est de un mètre vingt-quatre, agissent directement sur l’arbre de l’hélice. Sous la pression produite par ses six chaudières, dont la surface de chauffe est de onze cent soixante-quinze mètres carrés, l’hélice, pesant soixante tonneaux, peut donner jusqu’à quarante-huit révolutions par minute; mais alors, haletante, pressée, éperdue, cette machine vertigineuse s’emporte, et ses longs cylindres semblent s’attaquer à coups de piston, comme d’énormes ragots à coups de défense.

Indépendamment de ces deux appareils, le Great-Eastern possède encore six autres machines auxiliaires pour l’alimentation, les mises en train et les cabestans. La vapeur, on le voit, joue à bord un rôle important dans toutes les manœuvres.

Tel est ce steam-ship sans pareil et reconnaissable entre tous. Ce qui n’empêcha pas un capitaine français de porter un jour cette mention naïve sur son livre de bord: «Rencontré navire à six mâts et cinq cheminées. Supposé Great-Eastern 

 

 

 

CHAPITRE VIII

a nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Mon cadre s’agita extraordinairement, et je dus m’accoter des genoux et des coudes contre sa planche de roulis. Sacs et valises allaient et venaient dans ma cabine. Un tumulte insolite emplissait le salon voisin, au milieu duquel deux ou trois cents colis, provisoirement déposés, roulaient d’un bord à l’autre, heurtant avec fracas les bancs et les tables. Les portes battaient, les ais craquaient, les cloisons poussaient ces gémissements particuliers au bois de sape, les verres et les bouteilles s’entrechoquaient dans leurs suspensions mobiles, et des cataractes de vaisselles se précipitaient sur le plancher des offices. J’entendais aussi les ronflements irréguliers de l’hélice et le battement des roues qui, alternativement émergées, frappaient l’air de leurs palettes. A tous ces symptômes, je compris que le vent avait fraîchi et que le steam-ship ne restait plus indifférent aux lames du large qui le prenaient par le travers.

A six heures du matin, après une nuit sans sommeil, je me levai. Cramponné d’une main à mon cadre, de l’autre je m’habillai tant bien que mal. Mais, sans point d’appui, je n’aurais pu tenir debout, et je dus lutter sérieusement avec mon paletot pour l’endosser. Puis je quittai ma cabine, je traversai le salon, m’aidant des pieds et des mains, au milieu de cette boule de colis. Je montai l’escalier sur les genoux comme un paysan romain qui gravit les degrés de la Scala santa de Ponce-Pilate, et enfin j’arrivai sur le pont, où je rn’accrochai vigoureusement à un taquet de tournage.

Plus de terre en vue. Le cap Clear avait été doublé dans la nuit. Autour de nous cette vaste circonférence tracée par la ligne d’eau sur le fond du ciel. La mer, couleur d’ardoise, se gonflait en longues lames qui ne déferlaient pas. Le Great-Eastern, pris par le travers, et qu’aucune voile n’appuyait, roulait effroyablement. Ses mâts, comme de longues pointes de compas, décrivaient dans l’air d’immenses arcs de cercle. Le tangage était peu sensible, j’en conviens, mais le roulis était insoutenable. Impossible de se tenir debout. L’officier de quart, cramponné à la passerelle, semblait balancé dans une escarpolette.

De taquets en taquets, je parvins à gagner le tambour de tribord. Le pont, mouillé par la brume, était très glissant. Je me préparais donc à m’accoter contre une des épontilles de la passerelle, quand un corps vint rouler à mes pieds.

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C’était celui du docteur Dean Pitferge. Mon original se redressa aussitôt sur les genoux, et me regardant:

«C’est bien cela, dit-il, L’amplitude de l’arc décrit par les parois du Great-Eastern est de 40°, soit vingt au-dessous de l’horizontale et vingt au-dessus.

– Vraiment! m’écriai-je, riant, non de l’observation, mais des conditions dans lesquelles elle était faite.

– Vraiment, reprit le docteur. Pendant l’oscillation, la vitesse des parois est d’un mètre sept cent quarante-quatre millimètres par seconde. Un transatlantique, qui est moitié moins large, ne met que ce temps à revenir d’un bord sur l’autre.

– Alors, répondis-je, puisque le Great-Eastern reprend si vite sa perpendiculaire, c’est qu’il y a excès de stabilité.

– Pour lui, oui, mais non pour ses passagers! répliqua gaiement Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent à l’horizontale, et plus vite qu’ils ne le veulent.»

Le docteur, enchanté de sa repartie, s’était relevé, et, nous soutenant mutuellement, nous pûmes gagner un des bancs de la dunette. Dean Pitferge en était quitte pour quelques écorchures, et je l’en félicitai, car il aurait pu se briser la tête.

«Oh! ce n’est pas fini, me répondit-il, et avant peu il nous arrivera malheur.

– A nous?

– Au steam-ship, et, par conséquent, à moi, à nous, à tous les passagers.

– Si vous parlez sérieusement, demandai-je, pourquoi vous êtes-vous embarqué à bord?

– Pour voir ce qui arrivera, car il ne me déplairait pas de faire naufrage! répondit le docteur, me regardant d’un air entendu.

– Est-ce la première fois que vous naviguez sur le Great-Eastern?

– Non. J’ai déjà fait plusieurs traversées… en curieux.

– Il ne faut pas vous plaindre alors.

– Je ne me plains pas, Je constate les faits, et j’attends patiemment l’heure de la catastrophe.»

Le docteur se moquait-il de moi? Je ne savais que penser. Ses petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulus le pousser plus loin.

«Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vos fâcheux pronostics; mais permettez-moi de vous rappeler que le Great-Eastern a déjà franchi vingt fois l’Atlantique, et que l’ensemble de ses traversées a été satisfaisant.

– N’importe! répondit Pitferge. Ce navire «a reçu un sort», pour employer l’expression vulgaire. Il n’échappera pas à sa destinée. On le sait et on n’a pas confiance en lui. Rappelez-vous quelles difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Il ne voulait pas plus aller à l’eau que l’hôpital de Greenwich. Je crois même que Brunnel, qui l’a construit, est mort «des suites de l’opération», comme nous disons en médecine.

– Ah ça! docteur, repris-je, est-ce que vous seriez matérialiste?

– Pourquoi cette question?

– Parce que j’ai remarqué que bien des gens qui ne croient pas en Dieu, croient à tout le reste, même au mauvais œil.

– Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moi continuer mon argumentation. Le Great-Eastern a déjà ruiné plusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants et le trafic des marchandises en Australie, il n’a jamais été en Australie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle des paquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.

– De là, dis-je, à conclure que…

– Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du Great-Eastern s’est déjà noyé, et c’était l’un des plus habiles, car, en le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cet intolérable roulis.

– Eh bien, dis-je, il faut regretter la mort de cet homme habile, et voilà tout.

– Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de mon incrédulité, on raconte des histoires sur ce steam-ship. On dit qu’un passager qui s’est égaré dans ses profondeurs, comme un pionnier dans les forêts d’Amérique, n’a jamais pu être retrouvé.

– Ah! fis-je ironiquement, voilà un fait!

– On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant la construction des chaudières, un mécanicien a été soudé, par mégarde, dans la boîte à vapeur.

– Bravo! m’écriai-je. Le mécanicien soudé! E ben trovato. Vous y croyez, docteur?

– Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement que notre voyage a mal commencé et qu’il finira mal.

– Mais le Great-Eastern est un bâtiment solide, répliquai-je, et d’une rigidité de construction qui lui permet de résister comme un bloc plein, et de défier les mers les plus furieuses!

– Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le tomber dans le creux des lames, et vous verrez s’il s’en relève. C’est un géant, soit, mais un géant dont la force n’est pas en proportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre Liverpool et New York?

– Non, docteur.

– Eh bien, j’étais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10 décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleins de confiance. Les choses allèrent bien, tant que nous fûmes abrités des lames du large par la côte d’Irlande. Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence à la mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, le vent fraîchit. La boule du large nous prit par le travers, et le Great-Eastern de rouler. Les passagers, hommes et femmes, disparurent dans les cabines. A quatre heures, le vent soufflait en tempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du salon est brisée d’un coup de la tête de votre serviteur. Toute la vaisselle se casse. Un vacarme épouvantable! Huit embarcations sont arrachées de leurs portemanteaux dans un coup de mer. En ce moment la situation devient grave. La machine des roues a dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par le roulis, menaçait de s’engager dans ses organes. Cependant l’hélice continuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent à demi-vitesse; mais l’une d’elles, pendant son arrêt, a été faussée; ses rayons et ses pales raclent la coque du navire. Il faut arrêter de nouveau la machine et se contenter de l’hélice pour tenir la cape. La nuit fut horrible. La tempête avait redoublé. Le Great-Eastern était tombé dans le creux des lames et ne pouvait s’en relever. Au point du jour, il ne restait pas une ferrure des roues. On hissa quelques voiles pour évoluer et remettre le navire debout à la mer. Voiles aussitôt emportées que tendues. La confusion règne partout. Les chaînes-câbles, arrachées de leur puits, roulent d’un bord à l’autre. Un parc à bestiaux est défoncé, et une vache tombe dans le salon des dames à travers l’écoutille. Nouveau malheur! la mèche du gouvernail se rompt. On ne gouverne plus. Des chocs épouvantables se font entendre. C’est un réservoir à huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines se sont brisées, et qui, balayant l’entrepont, frappe alternativement les flancs intérieurs qu’il va défoncer peut-être! Le samedi se passe au milieu d’une épouvante générale. Toujours dans le creux des lames. Le dimanche seulement, le vent commence à mollir. Un ingénieur américain, passager à bord, parvint à frapper des chaînes sur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le grand Great-Eastern se remet debout à la mer, et huit jours après avoir quitté Liverpool, nous rentrions à Queen’s town. Or, qui sait, monsieur, où nous serons dans huit jours!»

 

 

CHAPITRE IX

l faut l’avouer, le docteur Dean Pitferge n’était pas rassurant. Les passagères ne l’auraient pas entendu sans frémir. Plaisantait-il ou parlait-il sérieusement? Était-il vrai qu’il suivît le Great-Eastern dans toutes ses traversées pour assister à quelque catastrophe? Tout est possible de la part d’un excentrique, surtout quand il est Anglais.

Cependant le steam-ship continuait sa route, en roulant comme un canot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique des bateaux à vapeur. On sait que, sur une surface plane, le plus court chemin d’un point à un autre, c’est la ligne droite. Sur une sphère, c’est la ligne courbe formée par la circonférence des grands cercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc intérêt à suivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne peuvent garder cette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, les steamers sont maîtres de se maintenir suivant une direction rigoureuse, et ils prennent la route des grands cercles. C’est ce que fit le Great-Eastern en s’élevant un peu vers le nord-ouest.

Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la fois contagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelques passagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, les tempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer le grand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre le malencontreux steam-ship qui se comportait comme une véritable bouée, et contre la Société des Affréteurs, dont les prospectus portaient que le mal de mer «était inconnu à bord».

Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ou quatre milles par la hanche de bâbord, Était-ce une épave, une carcasse de baleine ou une carcasse de navire? On ne pouvait le distinguer encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur le rouffle de l’avant, observait ce débris qui flottait à trois cents milles de la côte la plus rapprochée.

Cependant, le Great-Eastern avait laissé porter vers l’objet signalé. Les lorgnettes manœuvraient avec ensemble. Les appréciations allaient grand train, et entre ces Américains et ces Anglais pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeux commençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai un homme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des signes non équivoques d’une profonde duplicité. Cet individu avait un sentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel ne se fussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes; le front plissé par une ride verticale, le regard à la Fois audacieux et inattentif, l’œil sec, les sourcils très rapprochés, les épaules hautes, la tête au vent, enfin tous les indices d’une rare impudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme? Je l’ignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut et de ce ton qui semble contenir une insulte, Quelques acolytes, dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Ce personnage prétendait reconnaître dans l’épave une carcasse de baleine, et il appuyait son dire de paris importants qui trouvaient immédiatement des teneurs.

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Ces paris, qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, il les perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire. Le steam-ship s’en approchait rapidement. On pouvait déjà voir le cuivre verdegrisé de sa carène, C’était un trois-mâts, rasé de sa mâture et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six cents tonneaux. A ses porte-haubans pendaient des cadènes brisées.

Ce navire avait-il été abandonné par son équipage? C’était la question, ou, pour employer l’expression anglaise, la «great attraction» du moment. Cependant, personne ne se montrait sur cette coque. Peut-être les naufragés s’étaient-ils réfugiés à l’intérieur! Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques instants un objet remuer sur l’avant du navire; mais je reconnus bientôt que c’était un reste de foc que le vent agitait.

A la distance d’un demi-mille, tous les détails de cette coque devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent, l’obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa mâture.

Le Great-Eastern s’en approcha. Il en fit le tour. Il signala sa présence par de nombreux coups de sifflet. L’air en était déchiré. Mais l’épave demeura muette et inanimée. Dans tout cet espace de mer circonscrit par l’horizon, rien en vue. Pas une embarcation aux flancs du bâtiment naufragé.

L’équipage avait eu sans doute le temps de s’enfuir. Mais avait-il pu gagner la terre, distante de trois cents milles? De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient si effroyablement le Great-Eastern? A quelle date d’ailleurs remontait cette catastrophe? Par ces vents régnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l’ouest, le théâtre du naufrage? Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la double influence des courants et des brises? Toutes ces questions devaient rester sans réponse.

Lorsque le steam-ship rangea l’arrière du navire naufragé, je lus distinctement sur son tableau le nom de Lérida; mais la désignation de son port d’attache n’était pas indiquée. A sa forme, à ses façons relevées, à l’élancement particulier de son étrave, les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.

Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n’eût point hésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une cargaison de prix. On sait que, dans ces cas de sauvetage, les ordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la valeur. Mais le Great-Eastern, chargé d’un service régulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant des milliers de milles. Revenir sur ses pas pour la conduire au port le plus voisin était également impossible. Il fallut donc l’abandonner, au grand regret des matelots, et bientôt ce débris ne fut plus qu’un point de l’espace qui disparut à l’horizon. Le groupe des passagers se dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons, les autres leurs cabines, et la trompette du lunch ne parvint même pas à réveiller tous ces endormis, abattus par le mal de mer.

Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deux misaines goélettes et la misaine d’artimon. Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les matelots essayèrent aussi d’établir la brigantine enroulée sur son gui, d’après un nouveau système. Mais le système était «trop nouveau», sans doute, car on ne put l’utiliser, et cette brigantine ne servit pas de tout le voyage.  

 

 

CHAPITRE X

algré les mouvements désordonnés du navire, la vie du bord s’organisait. Avec l’Anglo-Saxon, rien de plus simple. Ce paquebot, c’est son quartier, sa rue, sa maison qui se déplacent, et il est chez lui. Le Français au contraire a toujours l’air de voyager, – quand il voyage.

Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur les boulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leur perpendiculaire malgré les inclinaisons du roulis, avaient l’air d’hommes ivres, chez lesquels l’ivresse eût provoqué au même moment les mêmes allures. Quand les passagères ne montaient pas sur le pont, elles restaient soit dans leur salon particulier, soit dans le grand salon. On entendait alors les tapageuses harmonies qui s’échappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments, «très houleux» comme la mer, n’eussent pas permis au talent d’un Liszt de s’exercer purement. Les basses manquaient quand ils se portaient sur bâbord, et les hautes, quand ils penchaient sur tribord. De là des trous dans l’harmonie ou des vides dans la mélodie, dont ces oreilles saxonnes ne se préoccupaient guère. Entre tous ces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse qui devait être bien bonne musicienne! En effet, pour faciliter la lecture de son morceau, elle avait marqué toutes les notes d’un numéro et toutes les touches du piano d’un numéro correspondant, La note était-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche vingt-sept. Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la touche cinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se faisait autour d’elle, ni des autres pianos résonnant dans les salons voisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de poing écraser des accords sur ses octaves inoccupées!

Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard des livres épars çà et là sur les tables. Un d’eux y rencontrait-il un passage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs, écoutant avec complaisance, le saluaient d’un murmure flatteur. Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journaux anglais ou américains, qui ont toujours l’air vieux, bien qu’ils ne soient jamais coupés. C’est une opération incommode que de déployer ces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de plusieurs mètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on ne coupe pas. Un jour, j’eus la patience de lire le New York Herald dans ces conditions, et de le lire jusqu’au bout. Mais que l’on juge si je fus payé de ma peine en relevant cet entrefilet, sous la rubrique «personnal»: «M. X… prie la jolie miss Z…, qu’il a rencontrée hier dans l’omnibus de la vingt-cinquième rue, de venir le trouver demain, dans la chambre 17 de l’hôtel Saint-Nicolas. Il désirerait causer mariage avec elle. » Qu’a fait la jolie Miss Z…? Je ne veux même pas le savoir.

Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant et causant. La conversation ne pouvait manquer d’être intéressante, car mon ami Dean Pitferge était venu s’asseoir auprès de moi.

«Êtes-vous remis de votre chute? lui demandai-je.

– Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.

– Qu’est-ce qui ne marche pas? Vous?

– Non, notre steam-ship. Les chaudières de l’hélice fonctionnent mal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.

– Vous êtes donc très désireux d’arriver à New York?

– Nullement! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je me trouve fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quitter cette collection d’originaux que le hasard a réunis à bord… pour mon plaisir.

– Des originaux! m’écriai-je, en regardant les passagers qui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là se ressemblent!

– Bah! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissez guère. L’espèce est la même, j’en conviens, mais dans cette espèce, que de variétés! Considérez, là-bas, ce groupe d’hommes sans gêne, les jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur la tête. Ce sont des Yankees, de purs Yankees des petits États du Maine, du Vermont ou du Connecticut, des produits de la Nouvelle-Angleterre, hommes d’intelligence et d’action, un peu trop influencés par les révérends, mais qui ont le tort de ne pas mettre leur main devant leur bouche quand ils éternuent. Ah! cher monsieur, ce sont là de vrais Saxons, des natures âpres au gain et habiles donc! Enfermez deux Yankees dans une chambre, au bout d’une heure, chacun d’eux aura gagné dix dollars à l’autre!

– Je ne vous demanderai pas comment, répondis-je en riant au docteur, mais parmi eux, je vois un petit homme, le nez au vent, une vraie girouette. Il est vêtu d’une longue redingote et d’un pantalon noir un peu court. Quel est ce monsieur?

– C’est un ministre protestant, un homme considérable du Massachussets. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutrice très avantageusement compromise dans un procès célèbre.

– Et cet autre, grand et lugubre, qui paraît absorbé dans ses calculs?

– Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calcule toujours et toujours.

– Des problèmes?

– Non, sa fortune. C’est un homme considérable. A toute heure il sait à un centime près ce qu’il possède. Il est riche. Un quartier de New York est bâti sur ses terrains. Il y a un quart d’heure, il avait un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars et demi; mais maintenant, il n’a plus qu’un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars un quart.

– Pourquoi cette différence dans sa fortune?

– Parce qu’il vient de fumer un cigare de trente sols.»

Le docteur Dean Pitferge avait des reparties si inattendues que je le poussai encore. Il m’amusait. Je lui désignai un autre groupe casé dans une autre partie du salon.

«Ceux-là, me dit-il, ce sont les gens du Far-West. Le plus grand, qui ressemble à un maître-clerc, c’est un homme considérable, le gouverneur de la Banque de Chicago, Il a toujours sous le bras un album représentant les principales vues de sa ville bien-aimée. Il en est fier, et avec raison: une ville fondée en 1836 dans un désert, et qui compte aujourd’hui quatre cent mille âmes, y compris la sienne! Près de lui, vous voyez un couple californien. La jeune femme est délicate et charmante. Le mari, fort décrassé, est un ancien garçon de charrue qui, un beau jour, a labouré des pépites. Ce personnage…

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– Est un homme considérable, dis-je.

– Sans doute, répondit le docteur, car son actif se chiffre par millions.

– Et ce grand individu qui remue toujours la tête du haut en bas, comme un nègre d’horloge?

– Ce personnage, répondit le docteur, c’est le célèbre Cokburn, de Rochester, le statisticien universel, qui a tout pesé, tout mesuré, tout dosé, tout compté. Interrogez ce maniaque inoffensif. Il vous dira ce qu’un homme de cinquante ans a mangé de pain dans sa vie, et le nombre de mètres cubes d’air qu’il a respirés. Il vous dira combien de volumes in-quarto rempliraient les paroles d’un avocat de Temple-Bar, et combien de milles fait journellement un facteur, rien qu’en portant des lettres d’amour. Il vous dira le chiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont de Londres, et quelle serait la hauteur d’une pyramide bâtie avec les sandwiches consommés en un an parles citoyens de l’Union. Il vous dira…»

Le docteur, lancé à toute vitesse, eût longtemps continué sur ce ton, mais d’autres passagers défilaient devant nos yeux et provoquaient de nouvelles remarques de l’intarissable docteur. Que de types divers dans cette foule de passagers! Pas un flâneur pourtant, car on ne se déplace pas d’un continent à l’autre sans un motif sérieux. La plupart allaient sans doute chercher fortune sur cette terre américaine, oubliant qu’à vingt ans, un Yankee a fait sa position, et qu’à vingt-cinq, il est déjà trop vieux pour entrer en lutte.

Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs de chances, Dean Pitferge m’en montra quelques-uns qui ne laissaient pas d’être intéressants. Celui-ci, un savant chimiste, un rival du docteur Liebig, prétendait avoir trouvé le moyen de condenser tous les éléments nutritifs d’un bœuf dans une tablette de viande grande comme une pièce de cinq francs, et il allait battre monnaie sur les ruminants des Pampas. Celui-là, inventeur du moteur portatif – un cheval-vapeur dans un boîtier de montre – courait exploiter son brevet dans la Nouvelle-Angleterre. Cet autre, un Français de la rue Chapon, emportait trente mille bébés de carton qui disaient «papa» avec un accent américain très réussi, il ne doutait pas que sa fortune ne fût faite.

Et, sans compter ces originaux, que d’autres encore dont on ne pouvait soupçonner les secrets! Peut-être, parmi eux, quelque caissier fuyait-il sa caisse vide, et quelque «détective», se faisant son ami, n’attendait-il que l’arrivée du Great-Eastern à New York pour lui mettre la main au collet? Peut-être aussi eût-on reconnu dans cette foule quelques-uns de ces lanceurs d’affaires interlopes qui trouvent toujours des actionnaires crédules, même quand ces affaires s’appellent Compagnie océanienne pour l’éclairage au gaz de la Polynésie, ou Société générale des charbons incombustibles.

Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par l’entrée d’un jeune ménage qui semblait être sous l’impression d’un précoce ennui.

«Ce sont des Péruviens, mon cher monsieur, me dit le docteur, un couple marié depuis un an, qui a promené sa lune de miel sur tous les horizons du monde. Ils ont quitté Lima le soir des noces, Ils se sont adorés au Japon, aimés en Australie, supportés en France, disputés en Angleterre, et ils se sépareront sans doute en Amérique!

– Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et de figure un peu hautaine, qui entre en ce moment? A sa moustache noire, je le prendrais pour un officier.

– C’est un Mormon, me répondit le docteur, un Helder, Mr. Hatch, un des grands prédicateurs de la Cité des Saints. Quel beau type d’homme! Voyez cet œil fier, cette physionomie digne, cette tenue si différente de celle du Yankee. Mr. Hatch revient de l’Allemagne et de l’Angleterre, où il a prêché le mormonisme avec succès, car cette secte compte, en Europe, un grand nombre d’adhérents, auxquels elle permet de se conformer aux lois de leur pays.

– En effet, dis-je, je pense bien qu’en Europe la polygamie leur est interdite.

– Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pas que la polygamie soit obligatoire pour les Mormons. Brigham Young possède un harem, parce que cela lui convient; mais tous ses adeptes ne l’imitent pas sur les bords du lac Salé.

– Vraiment! et Mr. Hatch?

– Mr. Hatch n’a qu’une femme, et il trouve que c’est assez. D’ailleurs, il se propose de nous expliquer son système dans une conférence qu’il fera un soir ou l’autre.

– Le salon sera plein, dis-je.

– Oui, répondit Pitferge, si le jeu ne lui enlève pas trop d’auditeurs. Vous savez que l’on joue dans le rouffle de l’avant. Il y a là un Anglais de figure mauvaise et désagréable, qui me paraît mener ce monde de joueurs. C’est un méchant homme dont la réputation est détestable. L’avez-vous remarqué?»

Quelques détails ajoutés par le docteur me firent reconnaître l’individu qui, le matin même, s’était signalé par ses paris insensés à propos de l’épave. Mon diagnostic ne m’avait pas trompé. Dean Pitferge m’apprit qu’il se nommait Harry Drake. C’était le fils d’un négociant de Calcutta, un joueur, un débauché, un duelliste, à peu près ruiné, et qui allait probablement en Amérique tenter une vie d’aventures.

«Ces gens-là, ajouta le docteur, trouvent toujours des flatteurs qui les prônent, et celui-ci a déjà son cercle de gredins dont il forme le point central. Parmi eux, j’ai remarqué un petit homme court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d’or, qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un farceur de bas étage et un admirateur du Drake.»

En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d’un sujet à un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans entraient en se donnant le bras.

«Deux nouveaux mariés? demandai-je.

– Non, me répondit le docteur d’un ton à demi attendri, deux vieux fiancés qui n’attendent que leur arrivée à New York pour se marier. Ils viennent de faire leur tour d’Europe – avec l’autorisation de la famille, s’entend –, et ils savent maintenant qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Braves jeunes gens! c’est plaisir de les regarder! Je les vois souvent penchés sur l’écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré! Ah! monsieur, si nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes cœurs, voilà qui ferait monter la pression!»

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CHAPITRE XI

e jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier afficha la note suivante:

 

Lat. 51° 15’ N.

Long. 18° 13’ W.

Dist: Fastenet, 323 milles.

 

Ce qui signifiait qu’à midi, nous étions à 323 milles du feu de Fastenet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d’Irlande, et par 51° 15’ de latitude nord et 18° 13’ de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. C’était son point que le capitaine faisait ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du Great-Eastern. Jusqu’ici, ce steam-ship n’avait fait que 323 milles en trente-six heures. C’était insuffisant et un paquebot qui se respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300 milles.

Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l’arrière, ce que Pitferge appelait «aller se promener dans les champs». Là, isolés et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense. De pénétrantes senteurs, distillées dans l’embrun des lames, s’élevaient jusqu’à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par les rayons réfractés, se jouaient à travers l’écume. L’hélice bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste agglomération d’émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s’en allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les bouillonnements de l’hélice et des aubes. Cette blancheur, sur laquelle couraient des dessins plus accentués, m’apparaissait comme une immense voilette de point d’Angleterre jetée sur un fond bleu. Lorsque le mauves, aux ailes blanches festonnées de noir, volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et s’éclairait de reflets rapides.

Fabian regardait toute cette magie des flots sans parler. Que voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges caprices de l’imagination? Passait-il, à ses yeux, quelque fugitive image qui lui jetait un adieu suprême? Apercevait-il quelque ombre noyée dans ces remous? Il me parut encore plus triste que d’habitude, et je n’osai pas lui demander la cause de sa tristesse.

Après cette longue séparation qui nous avait éloignés l’un de l’autre, c’était à lui de se confier à moi, à moi d’attendre ses confidences. Il m’avait dit de sa vie passée ce qu’il voulait que j’en apprisse, son existence de garnison dans les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui lui gonflaient le cœur, sur la cause des soupirs qui soulevaient sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n’était pas de ceux qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne devait qu’en souffrir davantage.

Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me retournais, j’apercevais les grandes roues émergeant tour à tour sous l’action du roulis.

A un certain moment, Fabian me dit:

«Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les ondulations se plaisent à y tracer des lettres! Voyez! des l, des e! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ces lettres! Toujours les mêmes!»

L’imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce qu’elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles signifier? Quel souvenir évoquaient-elles dans le cœur de Fabian? Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis, brusquement, il me dit:

«Venez! venez! cet abîme m’attire!

– Qu’avez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant les deux mains, qu’avez-vous, mon ami?

– J’ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j’ai un mal qui me tuera!

– Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison?

– Sans espoir.»

Et sur ce mot, Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.

 

 

CHAPITRE XII

e lendemain, samedi 30 mars, le temps était beau. Brise faible, mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la pression. L’hélice donnait trente-six tours à la minute. La vitesse du Great-Eastern dépassait alors douze nœuds.

Le vent avait hâlé le sud. Le second fit établir les deux misaines-goélettes et la misaine d’artimon. Le steam-ship, mieux appuyé, n’éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout ensoleillé, les rouffles s’animèrent; les dames parurent en toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s’assirent, – j’allais dire sur les pelouses, à l’ombre des arbres; les enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.

A midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun d’eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en temps, ils visaient l’horizon du sud, vers lequel les miroirs inclinés de leur instrument devaient ramener l’astre du jour.

«Midi», dit bientôt le capitaine.

Aussitôt un timonier piqua l’heure à la cloche de la passerelle, et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le passage au méridien venait d’être relevé.

Une demi-heure après, on affichait l’observation suivante:

 

Lat. 51° 10’N.

Long, 24° 13’W.

Course: 227 milles. Distance: 550.

 

Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf minutes à Greenwich, et le Great-Eastern se trouvait à cent cinquante-cinq milles de Fastenet.

Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois, inquiet de son absence, je m’approchai de sa cabine, et je m’assurai qu’il ne l’avait pas quittée.

Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire. Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l’isolement. Mais je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de Fabian. Je ne pus m’empêcher de raconter au capitaine ce qui s’était passé la veille entre le capitaine Mac Lewin et moi.

«Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu’il ne cherchait point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus malheureux!»

Archibald Corsican m’apprit, en quelques mots, que Fabian avait connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il l’aimait, il en était aimé. Rien ne semblait s’opposer à ce qu’un mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Lewin, quand la jeune fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils d’un négociant de Calcutta. C’était une affaire, oui, «une affaire» arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put résister. On mit sa main dans la main d’un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne l’aimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du mariage, et depuis lors, Fabian, fou de douleur, malade à en mourir, n’avait jamais revu celle qu’il aimait toujours.

Ce récit achevé, je compris qu’en effet le mal dont souffrait Fabian était grave.

«Comment se nommait cette jeune fille? demandai-je au capitaine Archibald.

– Ellen Hodges», me répondit-il.

Ellen! Ce nom m’expliquait les lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.

«Et comment s’appelle le mari de cette pauvre femme? dis-je au capitaine.

– Harry Drake.

– Drake! m’écriai-je, mais cet homme est à bord!

– Lui! Ici! répéta Corsican, m’arrêtant de la main et me regardant en face.

– Oui, répétai-je, à bord.

– Fasse le Ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne se rencontrent pas! Heureusement, ils ne se connaissent ni l’un ni l’autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion!»

Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le compte d’Harry Drake, c’est-à-dire ce que m’en avait appris le docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis tel qu’il était, cet aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au capitaine. Les yeux de Corsican s’animèrent soudain. Il eut un geste de colère que j’arrêtai.

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«Oui, me dit-il, c’est bien là une physionomie de coquin. Mais où va-t-il?

– En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu’il ne veut pas demander au travail.

– Pauvre Ellen! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment?

– Peut-être ce misérable l’a-t-il abandonnée?

– Pourquoi ne serait-elle pas à bord?» dit Corsican en me regardant.

Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la repoussai. Non. Ellen n’était pas, ne pouvait pas être à bord. Elle n’eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge. Non! Elle n’accompagnait pas Drake pendant cette traversée!

«Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout cas, puisque vous êtes l’ami de Fabian comme je le suis moi-même, je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons jamais de vue, et, le cas échéant, que l’un de nous soit toujours prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes. Ici, hélas! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le meurtrier de son mari, si indigne qu’ait été ce mari.»

Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne pouvait pas être son propre justicier. C’était prévoir de bien loin les événements à venir! Et cependant, ce peut-être, ce contingent des choses humaines, pourquoi n’en pas tenir compte? Mais un pressentiment m’agitait. Serait-il possible que, dans cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian? Un incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il pas fatalement l’un en présence de l’autre? Ah! que j’aurais voulu hâter la marche de ce steam-ship qui les portait tous deux! Avant de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur notre ami et d’observer Drake, qu’il s’engagea de son côté à ne pas perdre de vue. Puis, il me serra la main et nous nous séparâmes.

Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur l’océan. L’obscurité était grande. Les salons, brillamment éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait les valses et les romances retentir tour à tour. Des applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et les hurrahs eux-mêmes ne manquèrent pas, quand ce farceur de T…, s’étant mis au piano, y « siffla» des chansons avec l’aplomb d’un cabotin.

 

 

CHAPITRE XIII

e lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce jour à bord? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme les «taps» et les «bars» pendant l’heure des offices; qui retient le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires; qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques; qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement des trains sur les rails-roads, contrairement à ce qui se fait en France? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.

Et, d’abord, pour l’observance dominicale, bien que le temps fût magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser les voiles. On y aurait gagné quelques nœuds, mais c’eût été « improper». Je m’estimai fort heureux que l’on permît aux roues et à l’hélice d’opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du bord:

«Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est dans la main des hommes!»

Je voulus bien me contenter de cette raison, et j’observai ce qui se passait à bord.

Tout l’équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême propreté. On ne m’eût pas étonné en me disant que les chauffeurs travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs portaient leur plus bel uniforme à boutons d’or. Les souliers reluisaient d’un éclat britannique et rivalisaient avec l’intense irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient chaussés et coiffés d’étoiles. Le capitaine et son second donnaient l’exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement, luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en attendant l’heure de l’office.

La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons du printemps. Aucune voile en vue. Le Great-Eastern occupait seul le centre mathématique de cet immense horizon. A dix heures, la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le steam-ship naviguait au milieu des brumes. On cherchait involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait à la messe.

En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots de l’avant et de l’arrière. Hommes, femmes, enfants, s’étaient soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le commencement de l’office. En ce moment, je vis passer un monceau de Bibles entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux sandwiches. Ces Bibles furent distribuées sur les tables du temple.

Le temple, c’était la grande salle à manger, formée par le rouffle de l’arrière, et qui, extérieurement, rappelait par sa longueur et sa régularité l’hôtel du Ministère des Finances sur la rue de Rivoli. J’entrai. Les fidèles «attablés» étaient déjà nombreux. Un profond silence régnait dans l’assistance. Les officiers occupaient le chevet du temple. Au milieu d’eux, le capitaine Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge s’était placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute cette assemblée. Il était là, j’ose le croire, plutôt en curieux qu’en fidèle.

A dix heures et demies le capitaine se leva et commença l’office. Il lut en anglais un chapitre de l’Ancien Testaments le dixième de l’Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette cérémonie, très simple et très digne à la fois, s’accomplissait avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le «maître après Dieu», faisant les fonctions de ministre à bords au milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents. Si l’office s’était borné à cette lectures c’eût été bien; mais au capitaine succéda un orateurs qui ne pouvait manquer d’apporter la passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le recueillement.

C’était le révérend dont il a été question, ce petit homme remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont l’influence est si grande dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Son sermon était tout préparés et l’occasion étant bonne, il voulait l’utiliser. L’aimable Yorick n’en eût-il pas fait autant? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du prédicateur.

Celui-ci boutonna gravement sa redingote noires posa son chapeau de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha légèrement ses lèvres, et enveloppant ’assemblée d’un regard circulaire:

«Au commencements dit-il, Dieu créa ’Amérique en six jours et se reposa le septième.»

Là-dessus, moi, je gagnai la porte.

 

 

CHAPITRE XIV

endant le lunch, Dean Pitferge l’apprit que le révérend avait admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces engins avaient manœuvré dans son discours. Lui-même, il s’était fait grand de toute la grandeur de l’Amérique. S’il plaît à l’Amérique d’être prônée ainsi, je n’ai rien à dire.

En rentrant au grand salon, je lus la note suivante:

 

 Lat. 50° 8’ N.

 Long. 30° 44’ W.

 Course: 255 milles.

 

 Toujours le même résultat. Nous n’avions encore fait que onze cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent Fastenet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la journée, officiers, matelots, passagers et passagères, continuèrent de se reposer «comme le Seigneur après la création de l’Amérique». Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de jeu demeura désert. J’eus l’occasion, ce jour-là, de présenter le docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du Great-Eastern. Il tint à lui prouver que c’était un navire condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La légende du «mécanicien soudé» plut beaucoup à Corsican, qui, en sa qualité d’Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne put, cependant, retenir un sourire d’incrédulité.

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«Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit pas beaucoup à mes légendes?

– Beaucoup!… c’est beaucoup dire! répliqua Corsican.

– Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d’un ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté pendant la nuit?

– Hanté! s’écria le capitaine. Comment! Voici les revenants qui s’en mêlent? Et vous y croyez.

– Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits profondes une ombre, une forme vague, se promène sur le navire. Comment y vient-elle? On ne sait. Comment disparaît-elle? On ne le sait pas davantage.

– Par saint Dunstan! s’écria le capitaine Corsican, nous la guetterons ensemble.

– Cette nuit? demanda le docteur.

– Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous compagnie?

– Non, dis-je, je ne veux point troubler l’incognito de ce fantôme. D’ailleurs, j’aime mieux penser que notre docteur plaisante.

– Je ne plaisante point, répondit l’entêté Pitferge.

– Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement aux morts qui reviennent sur le pont des navires?

– Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur, et cela est d’autant plus étonnant, que je suis médecin.

– Médecin! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce mot l’eût inquiété.

– Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d’un air aimable, je n’exerce pas en voyage!»

 

 

CHAPITRE XV

e lendemain, premier jour d’avril, l’océan avait un aspect printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers rayons du soleil. Ce lever d’avril sur l’Atlantique fut superbe. Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.

Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m’apprit que le revenant annoncé par le docteur n’avait point jugé à propos d’apparaître. La nuit, sans doute, n’avait pas été assez sombre pour lui. L’idée me vint alors que c’était une mystification de Pitferge, autorisée par ce premier jour d’avril, car en Amérique et en Angleterre, comme en France, cette coutume est fort suivie. Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient, les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne finissent jamais par des coups d’épée. On sait, en effet, qu’en Angleterre, le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et soldats n’ont pas même la permission de se battre, sous quelque prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que le docteur me cita le nom d’un officier qui est au bagne depuis dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une rencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu’en présence de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des mœurs britanniques.

Par ce beau soleil, l’observation de midi fut très bonne. Elle donna en latitude 48° 47’, en longitude 36° 48’, et comme parcours deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque. Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L’ingénieur attribuait le manque de pression à l’insuffisante ventilation des nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait surtout de roues, dont le diamètre avait été imprudemment diminué.

Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se produisit dans la vitesse du steam-ship. Ce fut l’attitude des deux jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des bastingages de tribord, il murmuraient quelques joyeuses paroles et battaient de mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux d’échappement qui s’élevaient le long des cheminées du Great-Eastern, et dont l’orifice se couronnait d’une légère vapeur blanche. La pression avait monté dans les chaudières de l’hélice, et le puissant agent forçait ses soupapes qu’un poids de vingt et une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n’était encore qu’une faible expiration, une vague haleine, un souffle, mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non! Denis Papin ne fut pas plus heureux, quand il vit la vapeur soulever à demi le couvercle de sa célèbre marmite!

«Elles fument! Elles fument! s’écria la jeune miss, tandis qu’une légère vapeur s’échappait aussi de ses lèvres entrouvertes.

– Allons voir la machine!» répondit le jeune homme en pressant sous son bras le bras de sa fiancée.

Dean Pitferge m’avait rejoint. Nous suivîmes l’amoureux couple jusque sur le grand rouffle.

«Que c’est beau! la jeunesse, me répétait-il.

– Oui, disais-je, la jeunesse à deux!»

Bientôt, nous aussi nous étions penchés sur l’écoutille de la machine à hélice. Là, au fond de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se précipitaient l’un vers l’autre, en s’humectant à chaque mouvement d’une goutte d’huile lubrifiante.

Cependant, le jeune homme avait tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu’elle la regardait, son fiancé comptait les tours d’hélice.

«Une minute! dit-elle.

– Trente-sept tours! répondit le jeune homme.

– Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur qui avait contrôlé l’opération.

– Et demi! s’écria la jeune miss. Vous l’entendez, Edward! Merci, monsieur», ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus aimable sourire.

 

 

CHAPITRE XVI

n rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la porte.

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 THIS NIGHT

 

 FIRST PART

 

Ocean Time……………………  Mr. Mac Alpine.

Song: Beautiful isle of the sea…  Mr. Ewing.

Reading…………………………Mr. Affleet.

Piano solo: Chant du berger……Mrs. Alloway.

Scotch song……………………Docteur T…

 Intermission of ten minutes.

 

 PART SECOND

 

Piano solo………………………Mr. Paul V.

Burlesque.Lady of Lyons………Doctor T…

Entertainment…………………..Sir James Anderson.

Song: Happy moment…..……...Mr. Norville.

Song: You remember ………….Mr. Ewing.

 

 FINALE

 God save the Queen.

 

C’était, on le voit, un concert complet, avec première partie, entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque chose manquait à ce programme, car j’entendis murmurer derrière moi:

«Bon! Pas de Mendelsohn!»

Je me retournai. C’était un simple steward qui protestait ainsi contre l’omission de sa musique favorite.

Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Lewin Corsican venait de m’apprendre que Fabian avait quitté sa cabine, et je voulais, sans l’importuner toutefois, le tirer de son isolement. Je le rencontrai sur l’avant du steam-ship. Nous causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à sa vie passée. A de certains moments, il restait muet et pensif, absorbé en lui-même, ne m’entendant plus, et pressant sa poitrine comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises. Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme serait un moulin en mouvement dans une salle de danse! Me trompai-je? je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il me sembla qu’Harry Drake observait Fabian avec une certaine insistance. Fabian dut s’en apercevoir, car il me dit:

«Quel est cet homme?

– Je ne sais, répondis-je.

– Il me déplaît!» ajouta Fabian.

Mettez deux navires en pleine mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s’accoster. Jetez deux planètes immobiles dans l’espace, et elles tomberont l’une sur l’autre. Placez deux ennemis au milieu d’une foule, et ils se rencontreront inévitablement. C’est fatal. Une question de temps, voilà tout.

Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand salon, rempli d’auditeurs, était brillamment éclairé. A travers les écoutilles entrouvertes passaient les larges figures basanées et les grosses mains noires des matelots. On eût dit des masques engagés dans les volutes du plafond. L’entrebâillement des portes fourmillait de stewards. La plupart des spectateurs, hommes et femmes, étaient assis, en abord, sur les divans latéraux, et au milieu, sur les fauteuils, les pliants et les chaises. Tous faisaient face au piano fortement boulonné entre les deux portes qui s’ouvraient sur le salon des dames. De temps en temps, un mouvement de roulis agitait l’assistance; les chaises et les pliants glissaient; une sorte de houle donnait une même ondulation à toutes ces têtes; on se cramponnait les uns aux autres, silencieusement, sans plaisanter. Mais, en somme, pas de chute à craindre, grâce au tassement.

On débuta par l’Ocean-Time. L’Ocean-Time était un journal quotidien, politique, commercial et littéraire, que certains passagers avaient fondé pour les besoins du bord. Américains et Anglais prisent fort ce genre de passe-temps. Ils rédigent leur feuille pendant la journée. Disons que si les rédacteurs ne sont pas difficiles sur la qualité des articles, les lecteurs ne le sont pas davantage. On se contente de peu, et même de «pas assez».

Ce numéro du 1er avril contenait un premier Great-Eastern assez pâteux sur la politique générale, des faits divers qui n’auraient pas déridé un Français, des cours de bourse peu drôles, des télégrammes fort naïfs, et quelques pâles nouvelles à la main. Après tout, ces sortes de plaisanteries ne charment guère que ceux qui les font. L’honorable Mac Alpine, un Américain dogmatique, lut avec conviction ses élucubrations peu plaisantes, au grand applaudissement des spectateurs, et il termina sa lecture par les nouvelles suivantes:

«On annonce que le président Johnson a abdiqué en faveur du général Grant.

«– On donne comme certain que le pape Pie IX a désigné le Prince impérial pour son successeur.

«– On dit que Fernand Cortez vient d’attaquer en contrefaçon l’Empereur Napoléon III pour sa conquête du Mexique.»

 Quand l’Ocean-Time eut été suffisamment applaudi, l’honorable Mr. Ewing, un ténor fort joli garçon, soupira La Belle île de la mer, avec toute la rudesse d’un gosier anglais.

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Le «reading», la lecture, me parut avoir un attrait contestable. Ce fut tout simplement un digne Texien qui lut deux ou trois pages d’un livre dont il avait commencé la lecture à voix basse, et qu’il continua à voix haute. Il fut très applaudi.

Le Chant du berger pour piano solo, par Mrs. Alloway, une Anglaise qui jouait «en blond mineur», eût dit Théophile Gautier, et une farce écossaise du docteur T… terminèrent la première partie du programme.

Après dix minutes d’un entracte pendant lequel aucun auditeur ne consentit à quitter sa place, la seconde partie du concert commença. Le Français Paul V… fit entendre deux charmantes valses, inédites, qui furent applaudies bruyamment. Le docteur du bord, un jeune homme brun, fort suffisant, récita une scène burlesque, sorte de parodie de la Dame de Lyon, drame fort à la mode en Angleterre.

Au «burlesque» succéda «l’entertainment». Que préparait sous ce nom sir James Anderson? Était-ce une conférence ou un sermon? Ni l’un ni l’autre. Sir James Anderson se leva, toujours souriant, tira un jeu de cartes de sa poche, retroussa ses manchettes blanches et fit des tours dont sa grâce rachetait la naïveté. Hurrahs et applaudissements.

Après le Happy moment de Mr. Norville et le You remember de Mr. Ewing, le programme annonçait le God save the Queen. Mais quelques Américains prièrent Paul V…, en sa qualité de Français, de leur jouer le chant national de la France. Aussitôt, mon docile compatriote de commencer l’inévitable Partant pour la Syrie. Réclamations énergiques d’un groupe de Nordistes qui voulaient entendre La Marseillaise. Et, sans se faire prier, l’obéissant pianiste, avec une condescendance qui dénotait plus de facilité musicale que de convictions politiques, attaqua vigoureusement le chant de Rouget de l’Isle. Ce fut le grand succès du concert. Puis l’assemblée, debout, entonna lentement ce cantique national qui «prie Dieu de conserver la reine».

En somme, cette soirée valait ce que valent les soirées d’amateurs, c’est-à-dire qu’elle eut surtout du succès pour les auteurs et leurs amis. Fabian ne s’y montra pas.

 

 

CHAPITRE XVII

endant la nuit du lundi au mardi, la mer fut très houleuse. Les cloisons recommencèrent leurs gémissements et les colis reprirent leur course à travers les salons. Lorsque je montai sur le pont, vers sept heures du matin, la pluie tombait. Le vent vint à fraîchir. L’officier de quart fit serrer les voiles. Le steam-ship, n’étant plus appuyé, roula prodigieusement. Pendant cette journée du 2 avril, le pont resta désert. Les salons eux-mêmes étaient abandonnés. Les passagers s’étaient réfugiés dans les cabines, et les deux tiers des convives manquèrent au lunch et au dîner. Le whist fut impossible, car les tables fuyaient sous la main des joueurs. Les échecs étaient impraticables. quelques intrépides, étendus sur les canapés, lisaient ou dormaient. Autant valait braver la pluie sur le pont. Là, les matelots vêtus de suroît et de casaques cirées se promenaient philosophiquement. Le second, juché sur la passerelle, bien enveloppé de son caoutchouc, faisait le quart. Sous cette averse, au milieu de ces rafales, ses petits yeux brillaient de plaisir. Il aimait cela, cet homme, et le steam-ship roulait à son gré!

Les eaux du ciel et de la mer se confondaient dans la brume à quelques encâblures du navire. L’atmosphère était grise. Quelques oiseaux passaient en criant à travers cet humide brouillard. A dix heures, par tribord devant, on signala un trois-mâts-barque qui courait vent arrière; mais sa nationalité ne put être reconnue.

Vers onze heures, le vent mollit et tourna de deux quarts. La brise hâla le nord-ouest. La pluie cessa presque subitement. L’azur du ciel se montra à travers quelques trouées de nuages. Le soleil apparut dans une éclaircie et permit de faire une observation plus ou moins parfaite. La notice porta les chiffres suivants:

 

Lat. 46° 29’N.

Long. 42° 25’ W.

Distance: 256 milles.

 

Ainsi donc, bien que la pression eût monté dans les chaudières, la vitesse du navire ne s’était pas accrue. Mais il fallait en accuser le vent d’ouest, qui, prenant le steam-ship debout, devait considérablement retarder sa marche.

A deux heures, le brouillard s’épaissit de nouveau. La brise retombait et fraîchissait à la fois. L’opacité des brumes était si intense, que les officiers postés sur les passerelles ne voyaient plus les hommes à l’avant du navire. Ces vapeurs accumulées sur les flots constituent le plus grand danger de la navigation; elles causent des abordages impossibles à éviter, et l’abordage en mer est plus à craindre encore que l’incendie.

Aussi, au milieu des brumes, officiers et matelots veillaient avec le plus grand soin, surveillance qui ne fut pas inutile, car, subitement, vers trois heures, un trois-mâts apparut à moins de deux cents mètres du Great-Eastern, ses voiles masquées par une saute de vent, ne gouvernant plus. Le Great-Eastern évolua à temps et l’évita, grâce à la promptitude avec laquelle les hommes de quart l’avaient signalé au timonier. Ces signaux, fort bien réglés, se faisaient au moyen d’une cloche disposée sur la dunette de l’avant. Un coup signifiait: navire devant. Deux coups: navire par tribord. Trois coups: navire par bâbord. Et aussitôt l’homme de barre gouvernait de manière à éviter l’abordage.

Le vent fraîchit jusqu’au soir. Cependant le roulis diminua, parce que la mer, déjà couverte au large par les hauts fonds de Terre-Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel «entertainment» de Sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. A l’heure dite, les salons se remplirent. Mais cette fois il ne s’agissait plus de tours de cartes. James Anderson raconta l’histoire de ce câble transatlantique qu’il avait posé lui-même. Il montra des épreuves photographiques représentant les divers engins inventés pour l’immersion. Il fit circuler le modèle des épissures qui servirent au rajustement des morceaux du câble. Enfin, il mérita très justement les trois hurrahs qui accueillirent sa conférence, et dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise, l’honorable Cyrus Field, présent à cette soirée.

 

 

CHAPITRE XVIII

e lendemain, 3 avril, dès les premières heures du jour, l’horizon offrait cette teinte particulière que les Anglais appellent «blinck». C’était une réverbération blanchâtre qui annonçait des glaces peu éloignées. En effet, le Great-Eastern naviguait alors dans ces parages où flottent les premiers icebergs, détachés de la banquise, qui sortent du détroit de Davis. Une surveillance spéciale fut organisée pour éviter les rudes attouchements de ces énormes blocs.

Il ventait alors une très forte brise de l’ouest. Des lambeaux de nuages, véritables haillons de vapeurs, balayaient la surface de la mer. A travers leurs trous, on distinguait l’azur du ciel. Un sourd clapotis sortait des vagues échevelées par le vent, et les gouttes d’eau pulvérisées s’en allaient en écume.

Ni Fabian, ni le capitaine Corsican, ni le docteur Pitferge n’étaient encore montés sur le pont. Je me dirigeai vers l’avant du navire. Là, le rapprochement des parois formait un angle confortable, une sorte de retraite, dans laquelle un ermite se fût volontiers retiré, du monde. Je m’accotai dans ce coin, assis sur une claire-voie, mes pieds reposant sur une énorme poulie. Le vent, prenant le navire debout et butant contre l’étrave, passait par-dessus ma tête sans l’effleurer. La place était bonne pour y rêver. De là, mes regards embrassaient toute l’immensité du navire. Je pouvais suivre ses longues lignes légèrement tonturées qui se relevaient vers l’arrière. Au premier plan, un gabier, accroché dans les haubans de la misaine, se tenait d’une main et travaillait de l’autre avec une adresse remarquable. Au-dessous, sur le rouffle, se promenait le matelot de quart, allant et venant, les jambes écartées, et jetant un regard clair à travers ses paupières éraillées par les embruns. En arrière, sur les passerelles, j’entrevoyais un officier qui, le dos rond, la tête encapuchonnée, résistait aux assauts du vent. De la mer je ne distinguais rien, si ce n’est une petite ligne d’horizon bleuâtre, tracée en arrière des tambours. Emporté par ses puissantes machines, le steam-ship, tranchant les flots de son étrave aiguë, frissonnait comme les flancs d’une chaudière dont les feux sont activement poussés. Quelques tourbillons de vapeur, arrachés par cette brise qui les condensait avec une extrême rapidité, se tordaient à l’extrémité des tuyaux d’échappement. Mais le colossal navire, debout au vent et porté sur trois lames, ressentait à peine les agitations de cette mer, su r laquelle, moins indifférent aux ondulations, un transatlantique eût été secoué par les coups de tangage.

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A midi et demi, le point affiché ne donna en latitude que 44° 53’ nord, et en longitude 47° 6’ ouest. Deux cent vingt-sept milles seulement depuis vingt-quatre heures! Les jeunes fiancés devaient maudire ces roues qui ne tournaient pas, cette hélice dont les mouvements languissaient, et cette insuffisante vapeur qui n’agissait pas au gré de leurs désirs!

Vers trois heures, le ciel, nettoyé par le vent, resplendit. Les lignes de l’horizon, formées d’un trait net, semblèrent s’élargir autour de ce point central que le Great-Eastern occupait. La brise mollit, mais la mer se souleva longtemps en larges lames, étrangement vertes et festonnées d’écume. Si peu de vent ne comportait pas tant de houle. Ces ondulations étaient disproportionnées. On peut dire que l’Atlantique boudait encore.

A trois heures trente-cinq minutes, un trois-mâts fut signalé sur bâbord. Il envoya son numéro. C’était un Américain, L’Illinois, faisant route pour l’Angleterre.

En ce moment, le lieutenant H… l’apprit que nous passions sur la queue du banc de New-Found-Land, nom que les Anglais donnent aux hauts-fonds de Terre-Neuve. Ce sont les riches parages où se fait la pêche de ces morues, dont trois suffiraient à alimenter l’Angleterre et l’Amérique, si tous leurs œufs éclosaient.

La journée se passa sans incident. Le pont fut fréquenté par ses promeneurs accoutumés. Jusqu’ici, aucun hasard n’avait mis en présence Fabian et Harry Drake, que le capitaine Archibald et moi, nous ne perdions pas de vue. Le soir réunit au grand salon ses dociles habitués. Toujours mêmes exercices, lectures et chants, provoquant les mêmes bravos prodigués par les mêmes mains aux mêmes virtuoses, que je finissais par trouver moins médiocres. Une discussion assez vive éclata, par extraordinaire, entre un Nordiste et un Texien. Celui-ci demandait «un empereur» pour les États du Sud. Fort heureusement, cette discussion politique, qui menaçait de dégénérer en querelle, fut interrompue par l’arrivée d’une dépêche imaginaire adressée à l’Ocean-Time et conçue en ces termes: «Le capitaine Semmes, ministre de la guerre, a fait payer par le Sud les ravages de l’Alabama!»