Jules Verne

Une ville flottante

 

plymia_01.jpg (31496 bytes)

 


© Andrzej Zydorczak

 

 

CHAPITRE XIX

n quittant le salon vivement éclairé, je remontai sur le pont avec le capitaine Corsican. La nuit était profonde. Pas une constellation au firmament. Autour du navire, une ombre impénétrable. Les fenêtres des rouffles brillaient comme des gueules de four. A peine voyait-on les hommes de quart qui arpentaient pesamment les dunettes. Mais on respirait le grand air, et le capitaine humait ses fraîches molécules à pleins poumons.

«J’étouffais dans ce salon, me dit-il. Ici, au moins, je nage en pleine atmosphère! Voilà une absorption vivifiante. Il me faut mes cent mètres cubes d’air pur par vingt-quatre heures ou je suis à demi asphyxié.

– Respirez, capitaine, respirez à votre aise, lui répondis-je. Il y a de l’air ici pour tout le monde, et la brise ne vous chicane pas votre contingent. C’est une bonne chose que l’oxygène, et il faut bien avouer que nos Parisiens ou nos Londoniens ne le connaissent que de réputation.

– Oui! répliqua le capitaine, ils lui préfèrent l’acide carbonique. Chacun son goût. Pour mon compte, je le déteste, même dans le vin de Champagne!»

Tout en causant, nous longions le boulevard de tribord, abrités du vent par la haute paroi des rouffles. De gros tourbillons de fumée, constellés d’étincelles, s’échappaient des cheminées noires. Le ronflement des machines accompagnait le sifflement de la brise dans les haubans de fer qui résonnaient comme les cordes d’une harpe. A ce brouhaha se mêlait de quart d’heure en quart d’heure le cri des matelots de bordée: All’s well! All’s well! Tout va bien! Tout va bien!

En effet, aucune précaution n’avait été négligée pour assurer la sécurité du navire au milieu de ces parages fréquentés par les glaces. Le capitaine faisait puiser un seau d’eau, chaque demi-heure, afin d’en reconnaître la température, et si cette température fût tombée à un degré inférieur, il n’eût pas hésité à changer sa route. Il savait, en effet, que, quinze jours avant, le Péreire s’était vu bloqué par les icebergs sous cette latitude, danger qu’il fallait éviter. Du reste, son ordre de nuit prescrivit une surveillance rigoureuse. Lui-même ne se coucha pas. Deux officiers restèrent à ses côtés sur la passerelle, l’un aux signaux de roues, l’autre aux signaux de l’hélice. De plus, un lieutenant et deux hommes firent le quart sur la dunette de l’avant, tandis qu’un quartier-maître et un matelot se tenaient à l’étrave du steam-ship. Les passagers pouvaient être tranquilles.

Après avoir observé ces dispositions, le capitaine Corsican et moi, nous revînmes vers l’arrière. L’idée nous prit de passer encore quelque temps sur le grand rouffle, avant de regagner nos cabines, comme feraient de paisibles citadins sur la grande place de leur ville.

L’endroit nous parut désert. Bientôt, cependant, nos yeux étant faits à cette obscurité, nous aperçûmes un homme accoudé sur le garde-fou, dans une complète immobilité. Corsican, après l’avoir regardé attentivement, me dit:

«C’est Fabian!»

C’était Fabian, en effet. Nous le reconnûmes; mais perdu dans une muette contemplation, il ne nous vit pas. Ses regards semblaient fixés sur un angle du rouffle, et je les voyais briller dans l’ombre. Que regardait-il ainsi? Comment pouvait-il percer cette obscurité profonde? Je pensais que mieux valait le laisser à ses réflexions. Mais le capitaine Corsican s’approchant:

«Fabian?» dit-il.

Fabian ne répondit pas. Il n’avait pas entendu. Corsican l’appela de nouveau. Fabian tressaillit, tourna la tête un instant et prononça ce seul mot:

«Chut!»

Puis, de la main, il désigna une ombre qui se mouvait lentement à l’extrémité du rouffle. C’était une forme à peine visible que regardait Fabian. Puis, souriant tristement:

«La dame noire!» murmura-t-il.

plymia_15.jpg (31040 bytes)

Un tressaillement m’agita. Le capitaine Corsican m’avait pris le bras et je sentis qu’il tressaillait aussi. La même pensée nous avait frappés tous deux. Cette ombre, c’était l’apparition annoncée par le docteur Pitferge.

Fabian était retombé dans sa rêveuse contemplation. Moi, la poitrine oppressée, l’œil trouble, je regardais cette forme humaine, à peine estompée dans l’ombre, qui bientôt se profila plus nettement à nos regards. Elle s’avançait, hésitait, allait, s’arrêtait, reprenait sa marche, semblant plutôt glisser que marcher. Une âme errante! A dix pas de nous, elle demeura immobile. Je pus distinguer alors la forme d’une femme élancée, drapée étroitement dans une sorte de burnous brun, le visage couvert d’un voile épais.

«Une folle! une folle! n’est-ce pas?» murmura Fabian.

Et c’était une folle, en effet. Mais Fabian ne nous interrogeait pas. Il se parlait à lui-même.

Cependant, cette pauvre créature s’approcha plus près encore. Je crus voir ses yeux briller à travers son voile, quand ils se fixèrent sur Fabian. Elle vint jusqu’à lui. Fabian se redressa, électrisé. La femme voilée lui mit la main sur le cœur comme pour en compter les battements… Puis, s’échappant, elle disparut par l’arrière du rouffle.

Fabian retomba, presque agenouillé, les mains tendues.

«Elle!» murmura-t-il.

Puis, secouant la tête:

«Quelle hallucination!» ajouta-t-il.

Le capitaine Corsican lui prit alors la main:

«Viens, Fabian, viens», dit-il, et il entraîna son malheureux ami.

 

 

CHAPITRE XX

orsican et moi, nous ne pouvions plus douter. C’était Ellen, la fiancée de Fabian, la femme d’Harry Drake. La fatalité les avait réunis tous trois sur le même navire. Fabian ne l’avait pas reconnue, bien qu’il se fût écrié: Elle! elle! Et comment aurait-il pu la reconnaître? Mais il ne s’était pas trompé en disant, Une folle! Ellen était folle, et sans doute, la douleurs le désespoir, son amour tué dans son cœurs le contact de l’homme indigne qui l’avait arrachée à Fabian, la ruine, la misère, la honte, avaient brisé son âme! Voilà ce dont je parlais le lendemain matin avec Corsican. Nous n’avions d’ailleurs aucun doute sur l’identité de cette jeune femme. C’était Ellen qu’Harry Drake entraînait avec lui vers ce continent américains et qu’il associait encore à sa vie d’aventures. Le regard du capitaine s’allumait d’un feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, je sentais mon cœur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari, le maître? Rien. Mais le point le plus importants c’était d’empêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car Fabian finirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait la catastrophe que nous voulions éviter. Toutefois, on pouvait espérer que ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La malheureuse Ellen ne paraissait jamais pendant le jours ni dans les salons, ni sur le pont du navire. La nuit seulement trompant son geôlier sans doute, elle venait se baigner dans cet air humide et demander à la brise un apaisement passager! Dans quatre jours, au plus tard, le Great-Eastern aurait atteint les passes de New York. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait pas notre surveillances et que Fabian ne serait pas instruit de la présence d’Ellen pendant cette traversée de l’Atlantique! Mais nous comptions sans les événements.

La direction du steam-ship avait été un peu modifiée pendant la nuit. Trois fois, le navire, trouvant l’eau à 27° Fahrenheit, c’est-à-dire de 3 à 4° centigrades au-dessous de zéros était descendu vers le sud. On ne pouvait mettre en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet, ce matin-là, le ciel présentait un éclat particulier l’atmosphère était blanche; tout le nord s’éclairait d’une intense réverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant des icebergs. Une brise piquante traversait l’air, et vers dix heures, une petite neige très fine vint subitement poudrer à blanc le steam-ship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel nous signalions notre présence par de nombreux coups de sifflets; bruit assourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées sur les vergues du navire.

A dix heures et demie, le brouillard s’étant levé, un steamer à hélice parut à l’horizon sur tribord. L’extrémité blanche de sa cheminée indiquait qu’il appartenait à la compagnie Inman, faisant le transport des émigrants de Liverpool sur New York. Ce bâtiment nous envoya son numéro. C’était le City of Limerick, de quinze cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-six chevaux de force. Il avait quitté New York samedi, et, par conséquent, il se trouvait en retard.

Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui ne pouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Le résultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatre jours. C’était ce qu’on appelle la «poule du pilote». Lorsqu’un navire arrive sur les atterrages, personne n’ignore qu’un pilote monte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour et de la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seize quarts d’heure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur met un enjeu d’un dollar, et le sort lui attribue l’une de ces demi-heures ou l’un de ces quarts d’heure. Le gagnant des quarante-huit ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant le quart d’heure duquel le pilote met le pied sur le navire. On le voit, le jeu est peu compliqué. Ce ne sont plus des courses de chevaux; ce sont des courses de quarts d’heure.

Ce fut un Canadien, l’honorable Mac Alpine, qui prit la direction de l’affaire. Il réunit facilement quatre-vingt-seize parieurs, parmi lesquels quelques parieuses et non les moins âpres au jeu. Je suivis le courant et j’engageai mon dollar. Le sort me désigna le soixante-quatrième quart d’heure. C’était un mauvais numéro dont je n’avais aucune chance de me défaire avec profit. En effet, ces divisions du temps sont comptées d’un midi au midi suivant. Il y a donc des quarts d’heure de jour et des quarts de nuit, Ces derniers n’ont aucune valeur aléatoire, car il est rare que les navires s’aventurent sur les atterrages au milieu de l’obscurité, et, par conséquent, les chances de recevoir un pilote à bord pendant la nuit sont très diminuées. Je me consolai aisément.

En redescendant au salon, je vis qu’une lecture avait été affichée pour le soir. Le missionnaire de l’Utah annonçait une conférence sur le Mormonisme. Bonne occasion de s’initier aux mystères de la Cité des Saints. D’ailleurs, cet Elder, Mr. Hatch, devait être un orateur et un orateur convaincu. L’exécution ne pouvait donc manquer d’être digne de l’œuvre. Les passagers accueillirent favorablement l’annonce de cette conférence.

Le point affiché avait donné les chiffres suivants:

 

Lat. 42° 32’ N.

Long. 51° 59’ W.

Course: 254 milles.

 

 Vers trois heures de l’après-midi, les timoniers signalèrent l’approche d’un grand steamer à quatre mâts. Ce navire modifia légèrement sa route afin de se rapprocher du Great-Eastern, dans l’intention de lui donner son numéro. De son côté, le capitaine laissa porter un peu, et bientôt le steamer lui envoya son nom. C’était L’Atlanta, un de ces grands bâtiments qui font le service de Londres à New York en touchant à Brest. Il nous salua au passage, et nous lui rendîmes son salut. Peu de temps après, comme il courait à contre-bord, il avait disparu.

En ce moment, Dean Pitferge m’apprit, non sans déplaisir, que la conférence de Mr. Hatch était interdite. Les puritaines du bord n’avaient pas permis à leurs maris de s’initier aux mystères du Mormonisme!

 

 

CHAPITRE XXI

quatre heures, le ciel, qui avait été voilé jusqu’alors, se dégagea. La mer s’était apaisée. Le navire ne roulait plus. On aurait pu se croire en terre ferme. Cette immobilité du Great-Eastern donna aux passagers l’idée d’organiser des courses. Le turf d’Epsom n’eût pas offert une piste meilleure, et quant aux chevaux, à défaut de Gladiator ou de La Touque, ils devaient être remplacés par des Écossais pur sang qui les valaient bien. La nouvelle ne tarda pas à se répandre. Aussitôt les sportsmen d’accourir, les spectateurs de quitter les salons et les cabines. Un Anglais, l’honorable Mac Karthy, fut nommé commissaire, et les coureurs se présentèrent sans retard. C’étaient une demi-douzaine de matelots, sorte de centaures, à la fois chevaux et jockeys, tout prêts à disputer le grand prix du Great-Eastern.

Les deux boulevards formaient le champ de course. Les coureurs devaient faire trois fois le tour du navire, et franchir ainsi un parcours de treize cents mètres environ. C’était suffisant. Bientôt les tribunes, je veux dire les dunettes, furent envahies par la foule des curieux, armés de lorgnettes, et dont quelques-uns avaient arboré «le voile vert», pour se protéger sans doute contre la poussière de l’Atlantique. Les équipages manquaient, j’en conviens, mais non la place pour les ranger en files. Les dames en grande toilette se pressaient principalement sur les rouffles de l’arrière. Le coup d’œil était charmant.

Fabian, le capitaine Corsican, le docteur Dean Pitferge et moi, nous nous étions postés sur la dunette de l’avant. C’était là ce qu’on pouvait appeler l’enceinte du pesage. Là s’étaient réunis les véritables gentlemen-riders. Devant nous se dressait le poteau de départ et d’arrivée. Les paris ne tardèrent pas à s’engager avec un entrain britannique. Des sommes considérables furent risquées, rien que sur la mine des coureurs, dont les hauts faits, cependant, n’étaient pas encore inscrits au «stud-book». Je ne vis pas sans inquiétude Harry Drake se mêler de ces préparatifs avec son aplomb accoutumé, discutant, disputant, tranchant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Très heureusement, Fabian, bien qu’il eût engagé quelques livres dans la course, me parut assez indifférent à tout le tapage. Il se tenait à l’écart, le front toujours soucieux, la pensée toujours au loin.

Parmi les coureurs qui se présentèrent, deux avaient plus particulièrement attiré l’attention publique. L’un, un Écossais de Dundee, nommé Wilmore, petit homme maigre, dératé, désossé, la poitrine large, l’œil ardent, passait pour être un des favoris. L’autre, grand diable bien découplé, un Irlandais du nom d’O’Kelly, long comme un cheval de course balançait aux yeux des connaisseurs les chances de Wilmore. On le demandait à un contre trois, et pour mon compte, partageant l’engouement général, j’allais risquer sur lui quelques dollars, quand le docteur me dit:

«Prenez le petit, croyez-moi. Le grand est disqualifié.

– Que voulez-vous dire?

– Je veux dire, répondit sérieusement le docteur, que ce n’est pas un pur-sang. Il peut avoir une certaine vitesse initiale, mais il n’a pas de fonds. Le petit, au contraire, l’Écossais, a de la race. Voyez son corps maintenu bien droit sur ses jambes, et son poitrail bien ouvert, sans raideur. C’est un sujet qui a dû s’entraîner plus d’une fois dans la course sur place, c’est-à-dire en sautant d’un pied sur l’autre de manière à produire au moins deux cents mouvements par minute. Pariez pour lui, vous dis-je, vous n’aurez pas à le regretter.»

Je suivis le conseil de mon savant docteur, et je pariai pour Wilmore. Quant aux quatre autres coureurs, ils n’étaient même pas en discussion.

Les places furent tirées. Le sort favorisa l’Irlandais, qui eut la corde. Les six coureurs se placèrent en ligne sur la limite du poteau. Pas de faux départ à craindre, ce qui simplifiait le mandat du commissaire.

Le signal fut donné. Un hurrah accueillit le départ. Les connaisseurs reconnurent immédiatement que Wilmore et O’Kelly étaient des coureurs de profession. Sans se préoccuper de leurs rivaux qui les devançaient en s’essoufflant, ils allaient, le corps un peu penché, la tête bien droite, l’avant-bras collé au sternum, les poignets légèrement portés en avant et accompagnent chaque mouvement du pied opposé par un mouvement alternatif. Ils étaient pieds nus. Leur talon, ne touchant jamais le sol, leur laissait l’élasticité nécessaire pour conserver la force acquise. En un mot, tous les mouvements de leur personne se rapportaient et se complétaient.

Au second tour, O’Kelly et Wilmore, toujours sur la même ligne, avaient distancé leurs adversaires époumonnés. Ils démontraient avec évidence la vérité de cet axiome que me répétait le docteur:

«Ce n’est pas avec les jambes que l’on court, c’est avec la poitrine! Du jarret, c’est bien; mais des poumons, c’est mieux!»

A l’avant-dernier tournant, les cris des spectateurs saluèrent de nouveau leurs favoris. Les excitations, les hurrahs, les bravos éclataient de toutes parts.

«Le petit gagnera, me dit Pitferge. Voyez, il ne souffle pas. Son rival est haletant.»

En effet, Wilmore avait la figure calme et pâle. O’Kelly fumait comme un feu de paille mouillée. Il était «au fouet», pour employer une expression de l’argot des sportsmen. Mais tous deux se maintenaient en ligne. Enfin, ils dépassèrent le grand rouffle; ils dépassèrent l’écoutille de la machine; ils dépassèrent le poteau d’arrivée…

«Hurrah! Hurrah! pour Wilmore! crièrent les uns.

– Hurrah! pour O’Kelly, répondaient les autres.

– Wilmore a gagné.

– Non, ils sont «ensemble».

La vérité est que Wilmore avait gagné, mais d’une demi-tête à peine. C’est ce que décida l’honorable Mac Karthy. Cependant la discussion se prolongea et l’on en vint aux grosses paroles. Les partisans de l’Irlandais, et particulièrement Harry Drake, soutenaient qu’il y avait un «dead head», que c’était une course morte, qu’il y avait lieu de la recommencer.

Mais, à ce moment, entraîné par un mouvement involontaire, Fabian, s’étant approché de Harry Drake, lui dit froidement…

 «Vous avez tort, monsieur. Le vainqueur est le matelot écossais!»

Drake s’avança vivement sur Fabian.

«Vous dites? lui demanda-t-il d’un ton menaçant.

– Je dis que vous avez tort, répondit tranquillement Fabian.

– Sans doute, riposta Drake, parce que vous avez parié pour Wilmore?

– J’ai parié comme vous pour O’Kelly, répondit Fabian. J’ai perdu et je paie.

– Monsieur, s’écria Drake, prétendez-vous m’apprendre?…»

plymia_16.jpg (31194 bytes)

Mais il n’acheva pas sa phrase. Le capitaine Corsican s’était interposé entre Fabian et lui avec l’intention avouée de prendre la querelle pour son compte. Il traita Drake avec une dureté et un mépris très significatifs. Mais, évidemment, Drake ne voulait pas avoir affaire à lui. Aussi, lorsque Corsican eut achevé, Drake se croisant les bras et s’adressant à Fabian:

«Monsieur, dit-il avec un mauvais sourire, monsieur a donc besoin de ses amis pour le défendre?»

Fabian pâlit. Il se précipita sur Harry Drake. Mais je le retins. D’autre part, des compagnons de ce coquin l’entraînèrent, non sans qu’il eût jeté sur son adversaire un haineux regard.

Le capitaine Corsican et moi, nous descendîmes avec Fabian, qui se contenta de dire d’une voix calme:

«A la première occasion, je souffletterai ce grossier personnage.»

 

 

CHAPITRE XXII

endant la nuit du vendredi au samedi, le Great-Eastern traversa le courant du Gulfstream, dont les eaux plus foncées et plus chaudes tranchaient sur les couches ambiantes. La surface de ce courant pressé entre les flots de l’Atlantique est même légèrement convexe. C’est donc un fleuve véritable qui coule entre deux rives liquides, et l’un des plus considérables du globe, car il réduit au rang de ruisseau l’Amazone ou le Mississippi. L’eau puisée pendant la nuit était remontée de 27° Fahrenheit à 51°, ce qui donne en centigrades 12°.

Cette journée du 5 avril débuta par un magnifique lever de soleil. Les longues lames de fond resplendissaient. Une chaude brise du sud-ouest passait dans le gréement. C’étaient les premiers beaux jours. Ce soleil, qui eût reverdi les campagnes du continent, fit éclore ici de fraîches toilettes. La végétation retarde quelquefois, la mode jamais. Bientôt les boulevards comptèrent de nombreux groupes de promeneurs. Tels les Champs-Élysées, un dimanche, par un beau soleil de mai.

Pendant cette matinée, je ne vis pas le capitaine Corsican. Désirant avoir des nouvelles de Fabian, je me rendis à la cabine que celui-ci occupait en abord du grand salon. Je frappai à la porte de cette cabine, mais je n’obtins pas de réponse. Je poussai la porte. Fabian n’y était pas.

Je remontai alors sur le pont. Parmi les passants je ne remarquai ni mes amis ni mon docteur. Il me vint alors à la pensée de chercher en quel endroit du steam-ship était confinée la malheureuse Ellen. Quelle cabine occupait-elle? Où Harry Drake l’avait-il reléguée? A quelles mains était confiée cette infortunée que son mari abandonnait pendant des jours entiers? Sans doute aux soins intéressés de quelque femme de chambre du bord, à quelque indifférente garde-malade? Je voulus savoir ce qui en était, non par un vain motif de curiosité, mais dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, ne fût-ce que pour prévenir une rencontre toujours à craindre.

Je commençai ma recherche par les cabines du grand salon des dames et je parcourus les couloirs des deux étages qui desservent cette portion du navire. Cette inspection était assez facile, parce que le nom des passagers, inscrit sur une pancarte, se lisait à la porte de chaque cabine, ce qui simplifiait le service des stewards. Je ne trouvai pas le nom d’Harry Drake, ce qui me surprit peu, car cet homme avait dû préférer la situation des cabines disposées, à l’arrière du Great-Eastern, sur des salons moins fréquentés. Il n’existait, d’ailleurs, au point de vue du confort, aucune différence entre les aménagements de l’avant et ceux de l’arrière, car la Société des affréteurs n’avait admis qu’une seule classe de passagers.

Je me dirigeai donc vers les salles à manger, et je suivis attentivement les couloirs latéraux qui circulaient entre le double rang des cabines. Toutes ces chambres étaient occupées, toutes portaient le nom d’un passager, et le nom d’Harry Drake manquait encore. Cette fois, l’absence de ce nom m’étonna, car je croyais avoir visité notre ville flottante tout entière, et je ne connaissais pas d’autre «quartier» plus reculé que celui-ci. J’interrogeai donc un steward, qui m’apprit ce que j’ignorais, c’est qu’une centaine de cabines existaient encore en arrière des «dining-rooms»..

«Comment y descend-on? demandai-je.

– Par un escalier qui aboutit au pont, sur le côté du grand rouffle.

– Bien, mon ami. Et savez-vous quelle cabine occupe M. Harry Drake?

– Je l’ignore, monsieur», me répondit le steward.

Je remontai alors sur le pont, et, suivant le rouffle, j’arrivai à la porte qui fermait l’escalier indiqué. Cet escalier conduisait, non plus à de vastes salons, mais à un simple carré demi-obscur, autour duquel était disposée une double rangée de cabines. Harry Drake, voulant isoler Ellen, n’avait pu choisir un endroit plus propice à son dessein.

La plupart de ces cabines étaient inoccupées. Je parcourus le carré et les couloirs latéraux porte à porte. Quelques noms étaient inscrits sur les pancartes, deux ou trois au plus, mais non celui d’Harry Drake. Cependant, j’avais fait une minutieuse inspection de ce compartiment, et fort désappointé, j’allais me retirer, quand un murmure vague, presque insaisissable, frappa mon oreille. Ce murmure se produisait au fond du couloir de gauche. Je me dirigeai de ce côté. Les sons, à peine perceptibles, s’accentuèrent davantage. Je reconnus une sorte de chant plaintif, ou plutôt une mélopée traînante, dont les paroles ne parvenaient pas jusqu’à moi.

J’écoutai. C’était une femme qui chantait ainsi; mais dans cette voix inconsciente on sentait une douleur profonde. Cette voix devait être celle de la pauvre folle. Mes pressentiments ne pouvaient me tromper. Je m’approchai doucement de la cabine qui portait le numéro 775. C’était la dernière de ce couloir obscur, et elle devait être éclairée par un des hublots inférieurs évidés dans la coque du Great-Eastern. Sur la porte de cette cabine, aucun nom. En effet, Harry Drake n’avait pas intérêt à faire connaître l’endroit où il confinait Ellen.

La voix de l’infortunée arrivait alors distinctement jusqu’à moi. Son chant n’était qu’une suite de phrases fréquemment interrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On eût dit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait une personne endormie du sommeil magnétique.

Non! bien que je n’eusse aucun moyen de reconnaître son identité, je ne doutais pas que ce fût Ellen qui chantât ainsi.

Pendant quelques minutes, j’écoutai, et j’allais me retirer, quand j’entendis marcher dans le carré central. Était-ce Harry Drake? Dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, je ne voulais pas être surpris à cette place. Heureusement, le couloir, contournant la double rangée de cabines, me permettait de remonter sur le pont sans être aperçu. Cependant, je tenais à savoir quelle était la personne dont j’entendais le pas. La demi-obscurité me protégeait, et, en me plaçant dans l’angle du couloir, je pouvais voir sans être vu.

Cependant, le bruit avait cessé. Bizarre coïncidence, avec lui s’était tu le chant d’Ellen. J’attendis. Bientôt le chant recommença, et le plancher gémit de nouveau sous la pression d’un pas lent. Je penchai la tête, et au fond du couloir, dans une vague clarté qui filtrait à travers l’imposte des cabines, je reconnus Fabian.

C’était mon malheureux ami! Quel instinct le conduisait en ce lieu? Avait-il donc, et avant moi, découvert la retraite de la jeune femme? Je ne savais que penser. Fabian s’avançait lentement, longeant les cloisons, écoutant, suivant comme un fil cette voix qui l’attirait, malgré lui peut-être, et sans qu’il en eût conscience. Et pourtant, il me semblait que le chant s’affaiblissait à son approche, et que ce fil si ténu allait se rompre… Fabian arriva près de la cabine et s’arrêta.

plymia_17.jpg (30551 bytes)

Comme son cœur devait battre à ces tristes accents! Comme tout son être devait frémir! Il était impossible que, dans cette voix, il ne retrouvât pas quelque ressouvenir du passé. Et cependant, ignorant la présence d’Harry Drake à bord, comment aurait-il même soupçonné la présence d’Ellen? Non! C’était impossible, et il n’était attiré que parce que ces accents maladifs répondaient, sans qu’il s’en doutât, à l’immense douleur qu’il portait en lui.

Fabian écoutait toujours. Qu’allait-il faire? Appellerait-il la folle? Et si Ellen apparaissait soudain? Tout était possible, et tout était danger dans cette situation! Cependant, Fabian se rapprocha encore de la porte de la cabine. Le chant, qui diminuait peu à peu, mourut soudain; puis un cri déchirant se fit entendre.

Ellen, par une communication magnétique, avait-elle senti si près d’elle celui qu’elle aimait? L’attitude de Fabian était effrayante. Il était comme ramassé sur lui-même. Allait-il donc briser cette porte? Je le crus et je me précipitai vers lui.

Il me reconnut. Je l’entraînai. Il se laissait faire. Puis, d’une voix sourde:

«Savez-vous quelle est cette infortunée? me demanda-t-il.

– Non, Fabian, non.

– C’est la folle! dit-il. On dirait une voix de l’autre monde. Mais cette folie n’est pas sans remède. Je sens qu’un peu de dévouement, un peu d’amour guérirait cette pauvre femme!

– Venez, Fabian, dis-je, venez!»

Nous étions remontés sur le pont. Fabian, sans ajouter une parole, me quitta presque aussitôt; mais je ne perdis pas de vue avant qu’il eût regagné sa cabine.

 

 

CHAPITRE XXIII

uelques instants plus tard, je rencontrais le capitaine Corsican. Je lui racontai la scène à laquelle je venais d’assister. Il comprit, comme moi, que cette grave situation se compliquait. Pourrions-nous en prévenir les dangers? Ah! que j’aurais voulu hâter la marche de ce Great-Eastern, et mettre un océan tout entier entre Harry Drake et Fabian!

En nous quittant, le capitaine Corsican et moi, nous convînmes de surveiller plus sévèrement que jamais les acteurs de ce drame, dont le dénouement pouvait à chaque instant éclater malgré nous!

Ce jour-là, on attendait l’Australasian, paquebot de la compagnie Cunard, jaugeant deux mille sept cent soixante tonneaux, qui dessert la ligne de Liverpool à New York. Il avait dû quitter l’Amérique le mercredi matin, et il ne pouvait tarder à paraître. On le guettait au passage, mais il ne passa pas.

Vers onze heures, des passagers anglais organisèrent une souscription en faveur des blessés du bord, dont quelques-uns n’avaient pas encore pu quitter le poste des malades, entre autres le maître d’équipage, menacé d’une claudication incurable. Cette liste se couvrit de signatures, non sans avoir soulevé quelques difficultés de détails qui amenèrent un échange de paroles malsonnantes.

A midi, le soleil permit d’obtenir une observation très exacte:

 

Long. 58° 37’ W.

Lat. 41° 41’ 11’’ N.

Course: 257 milles.

 

Nous avions la latitude à une seconde près. Les jeunes fiancés, qui vinrent consulter la notice, firent une moue de déconvenue. Décidément, ils avaient à se plaindre de la vapeur.

Avant le lunch, le capitaine Anderson voulut distraire ses passagers des ennuis d’une traversée si longue. Il organisa donc des exercices de gymnastique qu’il dirigea en personne. Une cinquantaine de désœuvrés, armés comme lui d’un bâton, imitèrent tous ses mouvements avec une exactitude simiesque. Ces gymnastes improvisés «travaillaient» méthodiquement, sans desserrer les lèvres, comme des riflemens à la parade.

Un nouvel «entertainment» fut annoncé pour le soir. Je n’y assistai point. Ces mêmes plaisanteries, incessamment renouvelées, me fatiguaient. Un second journal, rival de l’Ocean-Time, avait été fondé. Ce soir-là, paraît-il, les deux feuilles fusionnèrent.

Pour moi, je passai sur le pont les premières heures de la nuit. La mer se soulevait et annonçait du mauvais temps, bien que le ciel fût encore admirable. Aussi le roulis commençait-il à s’accentuer. Couché sur un des bancs du rouffle, j’admirais ces constellations qui s’écartelaient au firmament. Les étoiles fourmillaient au zénith, et bien que l’œil nu n’en puisse apercevoir que cinq mille sur toute l’étendue de la sphère céleste, ce soir-là, il eût cru les compter par millions. Je voyais traîner à l’horizon la queue de Pégase dans toute sa magnificence zodiacale, comme la robe étoilée d’une reine de féerie. Les Pléiades montaient vers les hauteurs du ciel, en même temps que ces Gémeaux qui, malgré leur nom, ne se lèvent pas l’un après l’autre, comme les héros de la Fable. Le Taureau me regardait de son gros œil ardent. Au sommet de la voûte brillait Wéga, notre future étoile polaire, et non loin s’arrondissait cette rivière de diamants qui forme la Couronne boréale. Toutes ces constellations immobiles semblaient, cependant, se déplacer au roulis du navire, et pendant son oscillation, je voyais le grand mât décrire un arc de cercle, nettement dessiné, depuis bde la grande Ourse jusqu’à Altaïr de l’Aigle, tandis que la lune, déjà basse, trempait à l’horizon l’extrémité de son croissant.

 

 

CHAPITRE XXIV

a nuit fut mauvaise. Le steam-ship, effroyablement battu par le travers, roula sans désemparer. Les meubles se déplacèrent avec fracas, et la faïencerie des toilettes recommença son vacarme. Le vent avait évidemment beaucoup fraîchi. Le Great-Eastern naviguait d’ailleurs dans ces parages féconds en sinistres, où la mer est toujours mauvaise.

A six heures du matin, je me traînai jusqu’à l’escalier du grand rouffle. Me cramponnant aux rampes, et profitant d’une oscillation sur deux, je parvins à gravir les marches, et j’arrivai sur le pont. De là, je me hâlai non sans peine jusqu’à la dunette de l’avant. L’endroit était désert, si toutefois on peut qualifier ainsi un endroit où se trouve le docteur Dean Pitferge. Ce digne homme, solidement appuyé, courbait le dos au vent, et sa jambe droite entourait un des montants du garde-fou. Il me fit signe de le rejoindre – signe de tête, cela va sans dire –, car il ne pouvait disposer de ses bras qui le maintenaient contre les violences de la tempête. Après quelques mouvements de reptation, me tordant comme un annélide, j’arrivai sur le rouffle, et là je m’arc-boutai à la façon du docteur.

«Allons! me cria-t-il, cela continue! Hein! Ce Great-Eastern! Juste au moment d’arriver, un cyclone, un vrai cyclone, spécialement commandé pour lui!»

Le docteur ne prononçait que des phrases entrecoupées. Le vent lui mangeait la moitié de ses paroles. Mais je l’avais compris. Le mot cyclone porte sa définition avec lui.

On sait que ce sont ces tempêtes tournantes, nommées ouragans dans l’océan Indien et dans l’Atlantique, tornades sur la côte africaine, simouns dans le désert, typhons dans les mers de la Chine, tempêtes dont la puissance formidable met en péril les plus gros navires.

Or, le Great-Eastern était pris dans un cyclone. Comment ce géant allait-il lui tenir tête?

«Il lui arrivera malheur, me répétait Dean Pitferge. Voyez, comme il met le nez dans la plume!»

Cette métaphore maritime s’appropriait excellemment à la situation du steam-ship. Son étrave disparaissait sous les montagnes d’eau qui l’attaquaient par bâbord devant. Au loin, plus de vue possible. Tous les symptômes d’un ouragan. Vers sept heures, la tempête se déclara. La mer devint monstrueuse. Ces petites ondulations intermédiaires, qui marquent le dénivellement des grandes lames, disparurent sous l’écrasement du vent. L’océan se gonflait en longues vagues dont la cime déferlait avec un échevellement indescriptible. Avec chaque minute, la hauteur des lames s’accroissait, et le Great-Eastern, les recevant par le travers, roulait épouvantablement.

«Il n’y a que deux partis à prendre, me dit le docteur avec l’aplomb d’un marin. Ou recevoir la lame debout, en capéyant sous petite vapeur, ou prendre la fuite et ne pas s’obstiner contre cette mer démontée! Mais le capitaine Anderson ne fera ni l’une ni l’autre de ces deux manœuvres.

– Pourquoi? demandai-je.

– Parce que!… répondit le docteur, parce qu’il faut qu’il arrive quelque chose!»

En me retournant, j’aperçus le capitaine, le second et le premier ingénieur, encapuchonnés dans leurs suroîts, et cramponnés aux garde-fous des passerelles. L’embrun des lames les enveloppait de la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Le second riait et montrait ses dents blanches en voyant son navire rouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient venir en bas!

Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine à lutter contre la mer, m’étonnaient. A sept heures et demie, l’aspect de l’Atlantique était effrayant. A l’avant, les lames couvraient le navire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat du colosse contre les flots. Je comprenais, jusqu’à un certain point, cette opiniâtreté du « maître après Dieu» qui ne voulait pas céder. Mais J’oubliais que la puissance de la mer est infinie, et que rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main de l’homme! Et, en effet, si puissant qu’il fût, le géant devait bientôt fuir devant la tempête.

Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. C’était un formidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par bâbord devant.

«Ça, me dit le docteur, ce n’est pas une gifle, c’est un coup de poing sur la figure.»

En effet, le «coup de poing» nous avait meurtris. Des morceaux d’épaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une partie de notre chair qui s’en allait ainsi, ou les débris d’un corps étranger? Sur un signe du capitaine, le Great-Eastern évolua d’un quart pour éviter ces fragments qui menaçaient de s’engager dans ses aubes. En regardant avec plus d’attention, je vis que le coup de mer venait d’emporter les pavois de bâbord, qui, cependant, s’élevaient à cinquante pieds au-dessus de la surface des flots. Les jambettes étaient brisées, les ferrures arrachées; quelques débris de virures tremblaient encore dans leur encastrement. Le Great-Eastern avait tressailli au choc, mais il continuait sa route avec une imperturbable audace. Il fallait enlever au plus tôt les débris qui encombraient l’avant, et, pour cela, fuir devant la mer devenait indispensable. Mais le steam-ship s’opiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de son capitaine l’animait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas. Un officier et quelques hommes furent envoyés sur l’avant pour déblayer le pont.

«Attention, me dit le docteur, le malheur n’est pas loin!»

Les marins s’avancèrent vers l’avant. Nous nous étions accotés au second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nous prenant d’écharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont. Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passa par la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énorme plaque de fonte qui recouvrait la bitte de l’avant, démolit le massif capot situé au-dessus du poste de l’équipage, et, battant de plein fouet les parois de tribord, il les déchira, il les emporta comme les morceaux d’une toile tendue au vent.

Les hommes avaient été renversés. L’un d’eux, un officier, à demi noyé, secoua ses favoris roux et se releva. Puis, voyant un des matelots étendu, sans connaissance, sur la patte d’une ancre, il se précipita vers lui, le chargea sur ses épaules et l’emporta. En ce moment, les gens de l’équipage s’échappaient à travers le capot brisé. Il y avait trois pieds d’eau dans l’entrepont. De nouveaux débris couvraient la mer, et entre autres quelques milliers de ces poupées que mon compatriote de la rue Chapon comptait acclimater en Amérique! Tous ces petits corps, arrachés de leur caisse par le coup de mer, sautaient sur le dos des lames, et cette scène eût certainement prêté à rire en de moins graves conjonctures. Cependant l’inondation nous gagnait. Des masses liquides se précipitaient par les ouvertures, et l’envahissement de la mer fut tel, que, suivant le rapport de l’ingénieur, le Great-Eastern embarqua alors plus de deux mille tonnes d’eau, de quoi couler par le fond une frégate de premier rang.

«Bon!» fit le docteur, dont le chapeau s’envola dans une rafale.

plymia_18.jpg (30053 bytes)

Se maintenir dans cette situation devenait impossible. Tenir plus longtemps, c’eût été l’œuvre d’un fou. Il fallait prendre l’allure de fuite. Le steam-ship présentant l’étrave à la mer avec son avant défoncé, c’était un homme qui s’entêterait à nager entre deux eaux, la bouche ouverte.

Le capitaine Anderson le comprit enfin. Je le vis courir lui-même à la petite roue de la passerelle, qui commandait les évolutions du gouvernail. Aussitôt la vapeur se précipita dans les cylindres de l’arrière; la barre fut mise au vent, et le colosse, évoluant comme un canot, porta le cap au nord et s’enfuit devant la tempête.

A ce moment, le capitaine, ordinairement si calme, si maître de lui, s’écria avec colère:

«Mon navire est déshonoré!»

 

 

CHAPITRE XXV

peine le Great-Eastern eut-il viré de bord, à peine eut-il présenté l’arrière à la lame, qu’il ne ressentit plus aucun roulis. C’était l’immobilité absolue succédant à l’agitation. Le déjeuner était servi. La plupart des passagers, rassurés par la tranquillité du navire, descendirent aux «dining-rooms» et purent prendre leur repas sans ressentir ni une secousse ni un choc. Pas une assiette ne glissa à terre, pas un verre ne répandit son contenu sur les nappes. Et cependant, les tables de roulis n’avaient même pas été dressées. Mais, trois quarts d’heure plus tard, les meubles recommençaient leur brame, les suspensions se balançaient dans l’air, les porcelaines s’entrechoquaient sur la planche des offices. Le Great-Eastern venait de reprendre vers l’ouest sa marche un instant interrompue.

Je remontai sur le pont avec le docteur Pitferge. Il rencontra l’homme aux poupées.

«Monsieur, lui dit-il, tout votre petit monde a été bien éprouvé. Voilà des bébés qui ne bavarderont pas dans les États de l’Union.

– Bah! répondit l’industriel parisien, la pacotille était assurée, et mon secret ne s’est pas noyé avec elle. Nous en referons, de ces bébés-là.»

Mon compatriote n’était point homme à désespérer, on le voit. Il nous salua d’un air aimable, et nous allâmes vers l’arrière du steam-ship. Là, un timonier nous apprit que les chaînes du gouvernail avaient été engagées pendant l’intervalle qui avait séparé les deux coups de mer.

«Si cet accident s’était produit au moment de l’évolution, me dit Pitferge, je ne sais trop ce qui serait arrivé, car la mer se précipitait à torrent dans le navire. Déjà les pompes à vapeur ont commencé à épuiser l’eau. Mais tout n’est pas fini.

– Et ce malheureux matelot? demandai-je au docteur.

– Il est grièvement blessé à la tête. Pauvre garçon! C’est un jeune pêcheur, marié, père de deux enfants, qui fait son premier voyage d’outre-mer. Le médecin du bord en répond, et c’est ce qui me fait craindre pour lui. Enfin, nous verrons bien. Le bruit s’est aussi répandu que plusieurs hommes avaient été emportés, mais, fort heureusement, il n’en est rien.

– Enfin, dis-je, nous avons repris notre route?

– Oui, répondit le docteur, la route à l’ouest, contre vent et marée. On le sent bien, ajouta-t-il en saisissant un taquet pour ne pas rouler sur le pont. Savez-vous, mon cher monsieur, ce que je ferais du Great-Eastern s’il m’appartenait? Non? Eh bien, j’en ferais un bateau de luxe à dix mille francs la place. Il n’y aurait que des millionnaires à bord, des gens qui ne seraient pas pressés. On mettrait un mois ou six semaines à faire la traversée de l’Angleterre à l’Amérique. Jamais de lame par le travers. Toujours vent debout ou vent arrière. Mais aussi, jamais de roulis ni de tangage. Mes passagers seraient assurés contre le mal de mer, et je leur payerais cent livres par nausée.

– Voilà une idée pratique, répondis-je.

– Oui! répliqua Dean Pitferge, il y aurait là de l’argent à gagner… ou à perdre!»

Cependant, le steam-ship continuait sa route à petite vitesse, battant cinq ou six tours de roues au plus, de manière à se maintenir. La houle était effrayante, mais l’étrave coupait normalement les lames, et le Great-Eastern n’embarquait aucun paquet de mer. Ce n’était plus une montagne de métal marchant contre une montagne d’eau, mais un rocher sédentaire, recevant avec indifférence le clapotis des vagues. D’ailleurs, une pluie torrentielle vint à tomber, ce qui nous obligea de chercher un refuge sous le capot du grand salon. Cette averse eut pour effet d’apaiser le vent et la mer. Le ciel s’éclaircit dans l’ouest et les derniers gros nuages se fondirent à l’horizon opposé. A dix heures, l’ouragan nous jetait son dernier souffle.

A midi, le point put être fait avec une certaine exactitude; il donnait:

 

Lat. 41° 50’ N.

Long. 61° 57’ W.

Course: 193 milles.

 

Cette diminution considérable dans le chemin parcouru ne devait être attribuée qu’à la tempête qui, pendant la nuit et la matinée, avait incessamment battu le navire, tempête si terrible, qu’un des passagers – véritable habitant de cet Atlantique qu’il traversait pour la quarante-quatrième fois – n’en avait jamais vu de telle. L’ingénieur avoua même que, lors de cet ouragan pendant lequel le Great-Eastern resta trois jours dans le creux des lames, le navire n’avait pas été atteint avec cette violence. Mais, il faut le répéter, cet admirable steam-ship, s’il marche médiocrement, s’il roule trop, présente contre les fureurs de la mer une complète sécurité. Il résiste comme un bloc plein, et cette rigidité, il la doit à la parfaite homogénéité de sa construction, à sa double coque et au rivage merveilleux de son bordé. Sa résistance à l’arc est absolue.

Mais répétons-le aussi. Quelle que soit sa puissance, il ne faut pas l’opposer sans raison à une mer démontée. Si grand qu’il soit, si fort qu’on le suppose, un navire n’est pas « déshonoré» parce qu’il fuit devant la tempête. Un commandant ne doit jamais oublier que la vie d’un homme vaut plus qu’une satisfaction d’amour-propre. En tout cas, s’obstiner est dangereux, s’entêter est blâmable, et un exemple récent, une déplorable catastrophe, survenue à l’un des paquebots transocéaniens, prouve qu’un capitaine ne doit pas lutter outre mesure contre la mer, même quand il sent sur ses talons le navire d’une compagnie rivale.

 

 

CHAPITRE XXVI

es pompes, cependant, continuaient d’épuiser ce lac qui s’était formé à l’intérieur du Great-Eastern, comme un lagon au milieu d’une île. Puissantes et rapidement manœuvrées par la vapeur, elles restituèrent à l’Atlantique ce qui lui appartenait. La pluie avait cessé; le vent fraîchissait de nouveau; le ciel, balayé par la tempête, était pur. Lorsque la nuit se fit, je restai pendant quelques heures à me promener sur le pont. Les salons jetaient de grands épanouissements de lumière par leurs écoutilles entrouvertes. A l’arrière, jusqu’aux limites du regard, s’allongeait un remous phosphorescent, rayé çà et là par la crête lumineuse des lames. Les étoiles, réfléchies dans ces nappes lactescentes, apparaissaient et disparaissaient comme elles font au milieu de nuages chassés par une forte brise. Tout autour et tout au loin s’étendait la sombre nuit. A l’avant grondait le tonnerre des roues, et, au-dessous de moi, j’entendais le cliquetis des chaînes du gouvernail.

En revenant vers le capot du grand salon, je fus assez surpris d’y voir une foule compacte de spectateurs. Les applaudissements éclataient. Malgré les désastres de la journée, l’« entertainment» accoutumé déroulait les surprises de son programme. Du matelot si grièvement blessé, mourant peut-être, il n’était plus question. La fête paraissait animée. Les passagers accueillaient avec de grandes démonstrations les débuts d’une troupe de « minstrels» sur les planches du Great-Eastern. On sait ce que sont ces minstrels, des chanteurs ambulants, noirs ou noircis suivant leur origine, qui courent les villes anglaises en y donnant des concerts grotesques. Les chanteurs, cette fois, n’étaient autres que des matelots ou des stewards frottés de cirage. Ils avaient revêtu des loques de rebut, ornées de boutons en biscuit de mer; ils portaient des lorgnettes faites de deux bouteilles accouplées, et des guimbardes composées de boyaux tendus sur une vessie. Ces gaillards, assez drôles en somme, chantaient des refrains burlesques et improvisaient des discours mêlés de coq-à-l’âne et de calembours. On les applaudissait à outrance, et ils redoublaient leurs contorsions et grimaces. Enfin, pour terminer, un danseur, agile comme un singe, exécuta une double gigue qui enleva l’assemblée.

plymia_19.jpg (31445 bytes)

Cependant, si intéressant que fût ce programme des minstrels, il n’avait pas rallié tous les passagers. D’autres hantaient en grand nombre la salle de l’avant et se pressaient autour des tables. Là, on jouait gros jeu. Les gagnants défendaient le gain acquis pendant la traversée; les perdants, que le temps pressait, cherchaient à maîtriser le sort par des coups d’audace. Un tumulte violent sortait de cette salle. On entendait la voix du banquier criant les coups, les imprécations des perdants, le tintement de l’or, le froissement des dollars-papier. Puis il se faisait un profond silence; quelque coup hardi suspendait le tumulte, et, le résultat connu, les exclamations redoublaient…

Je fréquentais peu ces habitués de la «smoking-room». J’ai horreur du jeu. C’est un plaisir toujours grossier, souvent malsain. L’homme atteint de la maladie du jeu n’a pas que ce mal; il n’est guère possible que d’autres ne lui fassent pas cortège. C’est un vice qui ne va jamais seul. Il faut dire aussi que la société des joueurs, toujours et partout mêlée, ne me plaît pas. Là dominait Harry Drake au milieu de ses fidèles. Là préludaient à cette vie de hasards quelques aventuriers qui allaient chercher fortune en Amérique. J’évitais le contact de ces gens bruyants. Ce soir-là, je passais donc devant la porte du rouffle sans y entrer, quand une violente explosion de cris et d’injures m’arrêta. J’écoutai, et, après un moment de silence, je crus, à mon profond étonnement, distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en ce lieu? Allait-il y chercher son ennemi? La catastrophe, jusqu’alors évitée, était-elle près d’éclater?

Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était au comble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il était debout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitai vers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de l’insulter grossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle ne l’atteignit pas au visage, c’est que Corsican, apparaissant soudain, l’arrêta d’un geste rapide.

Mais Fabian, s’adressant à son adversaire, lui dit de sa voix froidement railleuse:

«Tenez-vous ce soufflet pour reçu?

– Oui, répondit Drake, et voici ma carte!»

plymia_20.jpg (32677 bytes)

Ainsi, l’inévitable fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortels ennemis en présence. Il était trop tard pour les séparer. Les choses ne pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaine Corsican me regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesse encore que d’émotion.

Cependant Fabian avait relevé la carte que Drake venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigts comme un objet qu’on ne sait par où prendre. Corsican était pâle. Mon cœur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut le nom qu’elle portait. Ce fut comme un rugissement qui s’échappa de sa poitrine.

«Harry Drake! s’écria-t-il. Vous! vous! vous!

—Moi-même, capitaine Mac Lewin», répondit tranquillement le rival de Fabian.

Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoré jusque-là le nom de Drake, celui-ci n’était que trop informé de la présence de Fabian sur le Great-Eastern!

 

 

CHAPITRE XXVII

e lendemain, dès l’aube, je courus à la recherche du capitaine Corsican. Je le rencontrai dans le grand salon. Il avait passé la nuit près de Fabian. Fabian était encore sous le coup de l’émotion terrible que lui avait causée le nom du mari d’Ellen. Une secrète intuition lui avait-elle donné à penser que Drake n’était pas seul à bord? La présence d’Ellen lui était-elle révélée par la présence de cet homme? Devinait-il enfin que cette pauvre folle, c’était la jeune fille qu’il chérissait depuis de longues années? Corsican ne put me l’apprendre, car Fabian n’avait pas prononcé un seul mot pendant toute cette nuit.

Corsican ressentait pour Fabian une sorte de passion fraternelle. Cette nature intrépide l’avait dès l’enfance irrésistiblement séduit. Il était désespéré.

«Je suis intervenu trop tard, me dit-il. Avant que la main de Fabian se fût levée sur lui, j’aurais dû souffleter ce misérable.

– Violence inutile, répondis-je. Harry Drake ne vous aurait pas suivi sur le terrain où vous vouliez l’entraîner. C’est à Fabian qu’il en avait, et une catastrophe était devenue inévitable.

– Vous avez raison, me dit le capitaine. Ce coquin en est arrivé à ses fins. Il connaissait Fabian, tout son passé, tout son amour. Peut-être Ellen, privée de raison, a-t-elle livré ses secrètes pensées? Ou plutôt Drake n’a-t-il pas appris de la loyale jeune femme, avant son mariage même, tout ce qu’il ignorait de sa vie de jeune fille? Poussé par ses méchants instincts, se trouvant en contact avec Fabian, il a cherché cette affaire en s’y réservant le rôle de l’offensé. Ce gueux doit être un duelliste redoutable.

– Oui, répondis-je, il compte déjà trois ou quatre malheureuses rencontres de ce genre.

– Mon cher monsieur, répondit Corsican, ce n’est pas le duel en lui-même que je redoute pour Fabian. Le capitaine Mac Lewin est de ceux qu’aucun danger ne trouble. Mais ce sont les suites de cette rencontre qu’il faut craindre. Que Fabian tue cet homme, si vil qu’il soit, et c’est un infranchissable abîme entre Ellen et lui. Dieu sait pourtant si, dans l’état où elle est, la malheureuse femme aurait besoin d’un soutien comme Fabian!

– En vérité, dis-je, en dépit de tout ce qui peut en résulter, nous ne pouvons souhaiter qu’une chose et pour Ellen et pour Fabian, c’est que cet Harry Drake succombe. La justice est de notre côté.

– Certes, répondit le capitaine, mais il est permis de trembler pour les autres, et je suis navré de n’avoir pu, fût-ce au prix de ma vie, éviter cette rencontre à Fabian.

– Capitaine, répondis-je en prenant la main de cet ami dévoué, nous n’avons pas encore reçu la visite des témoins de Drake. Aussi, bien que toutes les circonstances vous donnent raison, je ne puis désespérer encore.

– Connaissez-vous un moyen d’empêcher cette affaire?

– Aucun jusqu’ici. Toutefois, ce duel, s’il doit avoir lieu, ne peut, il me semble, avoir lieu qu’en Amérique, et, avant que nous soyons arrivés, le hasard, qui a créé cette situation, pourra peut-être la dénouer.»

Le capitaine Corsican secoua la tête en homme qui n’admet pas l’efficacité du hasard dans les choses humaines. En ce moment, Fabian monta l’escalier du capot qui aboutissait au pont. Je ne le vis qu’un instant. La pâleur de son front me frappa. La plaie saignante s’était ravivée en lui. Il faisait mal à voir. Nous le suivîmes. Il errait sans but, évoquant cette pauvre âme à demi échappée de sa mortelle enveloppe, et cherchant à nous éviter.

L’amitié peut quelquefois être importune. Aussi Corsican et moi, nous pensâmes que mieux valait respecter cette douleur en n’intervenant pas. Mais soudain Fabian se rapprocha, puis, venant à nous:

«C’était elle! la folle? dit-il. C’était Ellen, n’est-ce pas? Pauvre Ellen!»

Il doutait encore, et il s’en alla sans attendre une réponse que nous n’aurions pas eu le courage de lui faire.

 

 

CHAPITRE XXVIII

midi, je n’avais pas encore appris que Drake eût envoyé ses témoins à Fabian. Cependant, ces préliminaires auraient déjà dû être remplis, si Drake eût été décidé à demander sur-le-champ une réparation par les armes. Ce retard pouvait-il nous donner un espoir? Je savais bien que les races saxonnes entendent autrement que nous la question du point d’honneur, et que le duel a presque entièrement disparu des mœurs anglaises. Ainsi que je l’ai dit, non seulement la loi est sévère pour les duellistes et on ne peut la tourner comme en France, mais l’opinion publique surtout se déclare contre eux. Toutefois, en cette circonstance, le cas était particulier. L’affaire avait été évidemment cherchée, voulue. L’offensé avait pour ainsi dire provoqué l’offenseur, et mes raisonnements aboutissaient toujours à cette conclusion, qu’une rencontre était inévitable entre Fabian et Harry Drake.

En ce moment, le pont fut envahi par la foule des promeneurs. C’étaient les fidèles endimanchés qui revenaient du temple. Officiers, matelots et passagers regagnaient leurs postes, leurs cabines.

A midi et demi, le point affiché donna pour observation les résultats suivants:

 

Lat. 40° 33’ N.

Long. 66° 21’ W.

Course: 214 milles.

 

Le Great-Eastern ne se trouvait plus qu’à 348 milles de la pointe de Sandy-Hook, langue sablonneuse qui forme l’entrée des passes de New York. Il ne pouvait tarder à flotter sur les eaux américaines.

Pendant le lunch, je ne vis pas Fabian à sa place accoutumée, mais Drake occupait la sienne. Quoique bruyant, ce misérable me parut inquiet. Demandait-il à l’excitation du vin l’oubli de ses remords? Je ne sais, mais il se livrait à de fréquentes libations en compagnie de ses compagnons habituels. Plusieurs fois il me regarda «en dessous», n’osant et ne voulant me fixer, malgré son effronterie. Cherchait-il Fabian dans la foule des convives? Je ne pourrais le dire. Un fait à noter, c’est qu’il abandonna brusquement la table avant la fin du repas. ]e me levai aussitôt pour l’observer, mais il se dirigea vers sa cabine et s’y enferma.

Je montai sur le pont. La mer était admirable, le ciel pur. Pas un nuage à l’un, pas une écume à l’autre. Ces deux miroirs se renvoyaient mutuellement leurs nuances azurées. Le docteur Pitferge, que je rencontrai, me donna de mauvaises nouvelles du matelot blessé. L’état du malade empirait, et, malgré l’assurance du médecin, il était difficile qu’il en revînt.

A quatre heures, quelques minutes avant le dîner, un navire fut signalé par bâbord. Le second me dit que ce devait être le City of Paris, de 2750 tonneaux, l’un des plus beaux steamers de la compagnie Inman; mais il se trompait; ce paquebot s’étant rapproché envoya son nom: Saxonia, de Steam-National Company. Pendant quelques instants, les deux bâtiments coururent à contre-bord à moins de trois encablures l’un de l’autre. Le pont du Saxonia était couvert de passagers qui nous saluèrent d’un triple hurrah.

A cinq heures, nouveau navire à l’horizon, mais trop éloigné pour que sa nationalité pût être reconnue. C’était sans doute le City of Paris. Grande attraction que ces rencontres de bâtiments, ces hôtes de l’Atlantique, qui se saluent au passage! On comprend, en effet, qu’il n’y ait pas d’indifférence possible de navire à navire. Le commun danger de l’élément affronté est un lien, même entre inconnus.

A six heures, troisième navire, Philadelphia, de la ligne Inman, affecté au transport des émigrants de Liverpool à New York. Décidément, nous parcourions des mers fréquentées, et la terre ne pouvait être loin. J’aurais déjà voulu y toucher.

On attendait aussi L’Europe, paquebot à roues de 3200 tonneaux de jauge et de 1300 chevaux de force. Ce steamer appartient à la Compagnie transatlantique et fait le service des passagers entre Le Havre et New York, mais il ne fut pas signalé. Il avait sans doute passé plus au nord.

La nuit se fit vers sept heures et demie. Le croissant de la lune se dégagea des rayons du soleil couchant et resta quelque temps suspendu au-dessus de l’horizon. Une lecture religieuse, faite par le capitaine Anderson dans le grand salon et entrecoupée de cantiques, se prolongea jusqu’à neuf heures du soir.

La journée se termina sans que ni le capitaine Corsican ni moi, nous eussions encore reçu la visite des témoins d’Harry Drake.

 

 

CHAPITRE XXIX

e lendemain, lundi 8 avril, ce fut une admirable journée. Le soleil était radieux dès son lever. Sur le pont je rencontrai le docteur qui se baignait dans les effluves lumineuses. Il vint à moi.

«Eh bien, me dit-il, il est mort, notre pauvre blessé, mort dans la nuit. Les médecins en répondaient!… Oh! les médecins! Ils ne doutent de rien! Voilà le quatrième compagnon qui nous quitte depuis Liverpool, le quatrième à porter au passif du Great-Eastern, et le voyage n’est pas achevé!

– Pauvre diable! dis-je, au moment d’arriver au port, presque en vue des côtes américaines. Que deviendront sa femme et ses petits enfants?

– Que voulez-vous, mon cher monsieur, me répondit le docteur, c’est la loi, la grande loi! Il faut bien mourir! Il faut bien se retirer devant ceux qui viennent! On ne meurt, c’est mon opinion du moins, que parce qu’on occupe une place à laquelle un autre a droit! Et savez-vous combien de gens seront morts pendant la durée de mon existence, si je vis soixante ans?

– Je ne m’en doute pas, docteur.

– Le calcul est bien simple, reprit Dean Pitferge. Si je vis jusqu’à soixante ans, j’aurai vécu vingt et un mille neuf cents jours, soit cinq cent vingt-cinq mille six cents heures, soit trente et un millions cinq cent trente-six mille minutes, enfin soit un milliard huit cent quatre-vingt-deux millions cent soixante mille secondes. En chiffres ronds, deux milliards de secondes. Or, pendant ce temps, il sera précisément mort deux milliards d’individus qui gênaient leurs successeurs, et je partirai, à mon tour, quand je serai devenu gênant. Toute la question est de ne gêner que le plus tard possible.»

Le docteur continua pendant quelque temps cette thèse, tendant à me prouver, chose facile, que nous sommes tous mortels. Je ne crus pas devoir discuter et le laissai dire. En nous promenant, lui parlant, moi écoutant, je vis les charpentiers du bord qui s’occupaient à réparer les pavois défoncés à l’avant par le double coup de mer. Si le capitaine Anderson ne voulait pas entrer à New York avec des avaries, les charpentiers devaient se hâter, car le Great-Eastern marchait rapidement sur ces eaux calmes, et jamais, je crois, sa vitesse n’avait été si considérable. Je le compris à l’enjouement des deux fiancés, qui, penchés sur la balustrade, ne comptaient plus les tours de roue. Les longs pistons se développaient avec entrain, et les énormes cylindres, oscillant sur leurs tourillons, ressemblaient à une sonnerie de grosses cloches lancées à toute volée. Les roues fournissaient alors onze tours par minute, et le steam-ship marchait à raison de treize milles à l’heure.

A midi, les officiers se dispensèrent de faire le point. Ils connaissaient leur situation par l’estime, et la terre devait être signalée avant peu.

Tandis que je me promenais après le lunch, le capitaine Corsican vint à moi. Il avait quelque nouvelle à me communiquer. Je le compris en voyant sa physionomie soucieuse.

«Fabian, me dit-il, a reçu les témoins de Drake. Il me prie d’être son témoin, et vous demande de vouloir bien l’assister dans cette affaire. Il peut compter sur vous?

– Oui, capitaine. Ainsi tout espoir d’éloigner ou d’empêcher cette rencontre s’évanouit?

– Tout espoir.

– Mais dites-moi, comment cette querelle a-t-elle pris naissance?

– Une discussion de jeu, un prétexte, pas autre chose. En fait, si Fabian ne connaissait pas ce Drake, ce Drake le connaissait. Le nom de Fabian est un remords pour lui, et il veut tuer ce nom avec l’homme qui le porte.

– Quels sont les témoins d’Harry Drake? demandai-je.

– L’un, me répondit Corsican, est ce farceur…

– Le docteur T…?

– Précisément. L’autre est un Yankee que je ne connais pas.

– Quand doivent-ils venir vous trouver?

– Je les attends ici.»

En effet, j’aperçus bientôt les deux témoins d’Harry Drake qui se dirigeaient vers nous. Le docteur T… se rengorgeait. Il se croyait grandi de vingt coudées, sans doute parce qu’il représentait un coquin. Son compagnon, un autre commensal de Drake, était un de ces marchands éclectiques qui ont toujours à vendre quoi que ce soit que vous leur proposiez d’acheter.

Le docteur T… prit la parole, après avoir salué emphatiquement, salut auquel le capitaine Corsican répondit à peine.

«Messieurs, dit le docteur T… d’un ton solennel, notre ami Drake, un gentleman dont tout le monde a pu apprécier le mérite et les manières, nous a envoyés vers vous pour traiter d’une affaire délicate. C’est-à-dire que le capitaine Fabian Mac Lewin, auquel nous nous étions d’abord adressés, vous a désignés tous les deux comme ses représentants dans cette affaire. Je pense donc que nous nous entendrons, comme il convient à des gens bien élevés, touchant les points délicats de notre mission.»

Nous ne répondions pas et nous laissions le personnage patauger dans sa «délicatesse».

«Messieurs, reprit-il, il n’est pas discutable que les torts ne soient du côté du capitaine Mac Lewin Ce monsieur a, sans raison et même sans prétexte, suspecté l’honorabilité d’Harry Drake dans une question de jeu; puis, avant toute provocation, il lui a fait la plus grave insulte qu’un gentleman puisse recevoir…»

Toute cette phraséologie mielleuse impatienta le capitaine Corsican, qui se mordait la moustache. Il ne put y tenir plus longtemps.

«Au fait, monsieur, dit-il rudement au docteur T…, dont il coupa la parole. Pas tant de mots. L’affaire est très simple. Le capitaine Mac Lewin a levé la main sur M. Drake. Votre ami tient le soufflet pour reçu. Il est l’offensé. Il exige une réparation. Il a le choix des armes. Après?

– Le capitaine Mac Lewin accepte?… demanda le docteur, démonté par le ton de Corsican.

– Tout.

– Notre ami Harry Drake choisit l’épée.

– Bien. Où la rencontre aura-t-elle lieu? A New York?

– Non, ici, à bord.

– A bord, soit, si vous y tenez. Quand? Demain matin?

– Ce soir, à six heures, à l’arrière du grand rouffle qui, à ce moment, sera désert.

– C’est bien.»

Cela dit, le capitaine Corsican, me prenant le bras, tourna le dos au docteur T…

 

 

CHAPITRE XXX

loigner le dénouement de cette affaire n’était plus possible. Quelques heures seulement nous séparaient du moment où les deux adversaires se rencontreraient. D’où venait cette précipitation? Pourquoi Harry Drake n’attendait-il pas pour se battre que son adversaire et lui fussent débarqués? Ce navire, affrété par une compagnie française, lui semblait-il un terrain plus propice à cette rencontre qui devait être un duel à mort? Ou plutôt Drake avait-il donc un intérêt caché à se débarrasser de Fabian, avant que celui-ci mît le pied sur le continent américain et soupçonnât la présence d’Ellen à bord, que lui, Drake, devait croire ignorée de tous? Oui! ce devait être cela.

«Peu importe, après tout, dit le capitaine Corsican, il vaut mieux en finir.

– Prierai-je le docteur Pitferge d’assister au duel en qualité de médecin?

– Oui, vous ferez bien.»

Corsican me quitta pour rejoindre Fabian. La cloche de la passerelle tintait en ce moment. Je demandai au timonier ce que signifiait ce tintement inaccoutumé. Cet homme m’apprit qu’on sonnait l’enterrement du matelot mort dans la nuit. En effet, cette triste cérémonie allait s’accomplir. Le temps, si beau jusqu’alors, tendait à se modifier. De gros nuages montaient lourdement dans le sud.

A l’appel de la cloche, les passagers se portèrent en foule sur tribord. Les passerelles, les tambours, les bastingages, les haubans, les embarcations suspendues à leurs portemanteaux, se garnirent de spectateurs. Officiers, matelots, chauffeurs, qui n’étaient pas de service, vinrent se ranger sur le pont.

A deux heures, un groupe de marins apparut à l’extrémité du grand rouffle. Ce groupe quittait le poste des malades, et il passa devant la machine du gouvernail. Le corps du matelot, cousu dans un morceau de toile et fixé sur une planche avec un boulet aux pieds, était porté par quatre hommes. Le pavillon britannique enveloppait ce cadavre. Les porteurs, suivis de tous les camarades du mort, s’avancèrent lentement au milieu des assistants qui se découvraient sur leur passage.

Arrivés à l’arrière de la roue de tribord, le cortège s’arrêta, et le corps fut déposé sur le palier qui terminait l’escalier à la hauteur du pont, devant la coupée du navire.

En avant de la haie de spectateurs étagés sur le tambour, se tenaient en grand costume le capitaine Anderson et ses principaux officiers. Le capitaine avait à la main un livre de prières. Il ôta son chapeau, et, pendant quelques minutes, au milieu de ce profond silence que n’interrompait pas même la brise, il lut d’une voix grave la prière des morts. Dans cette atmosphère alourdie, orageuse, sans un bruit, sans un souffle, ses moindres paroles se faisaient entendre distinctement. Quelques passagers répondaient à voix basse.

plymia_21.jpg (32316 bytes)

Sur un signe du capitaine, le corps, enlevé par les porteurs, glissa jusqu’à la mer. Un instant, il surnagea, se redressa, puis il disparut au milieu d’un cercle d’écume.

En ce moment, la voix du matelot de vigie cria:

«Terre!»

 

 

CHAPITRE XXXI

ette terre, annoncée à l’instant où la mer se refermait sur le corps du pauvre matelot, était jaune et basse. Cette ligne de dunes peu élevées, c’était Long-Island, l’île longue, grand banc de sable revivifié par la végétation, qui couvre la côte américaine depuis la pointe Montauk jusqu’à Brooklyn, l’annexe de New York. De nombreuses goélettes de cabotage rangeaient cette île couverte de villas et de maisons de plaisance. C’est la campagne préférée des New-Yorkais.

Chaque passager salua de la main cette terre si désirée, après une traversée trop longue qui n’avait pas été exempte d’incidents pénibles. Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce premier échantillon du continent américain, et chacun de le voir avec des yeux différents, à travers ses regrets ou ses désirs. Les Yankees saluaient en lui la mère-patrie. Les Sudistes regardaient avec un certain dédain ces terres du Nord, le dédain du vaincu pour le vainqueur. Les Canadiens l’observaient en hommes qui n’ont qu’un pas à faire pour se dire citoyens de l’Union. Les Californiens, dépassant toutes ces plaines du Far-West et franchissant les montagnes Rocheuses, mettaient déjà le pied sur leurs inépuisables placers. Les Mormons, le front hautain, la lèvre méprisante, examinaient à peine ces rivages, et regardaient plus loin, dans son désert inaccessible, leur lac Salé et leur Cité des Saints. Quant aux jeunes fiancés, ce continent, c’était pour eux la Terre promise.

Le ciel, cependant, se noircissait de plus en plus. Tout l’horizon du sud était plein. La grosse bande de nuages s’approchait du zénith. La pesanteur de l’air s’accroissait. Une chaleur suffocante pénétrait l’atmosphère comme si le soleil de juillet l’eût frappée d’aplomb. Est-ce que nous n’en avions pas fini avec les incidents de cette interminable traversée?

«Voulez-vous que je vous étonne? me dit le docteur Pitferge, qui m’avait rejoint sur les passavants.

– Étonnez-moi, docteur.

– Eh bien, nous aurons de l’orage, peut-être une tempête avant la fin de la journée.

– De l’orage au mois d’avril! m’écriai-je.

– Le Great-Eastern se moque bien des saisons, reprit Dean Pitferge, haussant les épaules. C’est un orage fait pour lui. Voyez ces nuages de mauvaise mine qui envahissent le ciel. Ils ressemblent aux animaux des temps géologiques, et avant peu ils s’entre-dévoreront.

– J’avoue, dis-je, que l’horizon est menaçant. Son aspect est orageux, et, trois mois plus tard, je serais de votre avis, mon cher docteur, mais aujourd’hui, non.

– Je vous répète, répondit Dean Pitferge en s’animant, que l’orage aura éclaté avant quelques heures. Je sens cela, comme un «storm-glass». Voyez ces vapeurs qui se massent dans les hauteurs du ciel. Observez ces cyrrhus, ces «queues de chat» qui se fondent en une seule nuée, et ces anneaux épais qui serrent l’horizon. Bientôt il y aura condensation rapide des vapeurs, et par conséquent production d’électricité. D’ailleurs, le baromètre est tombé subitement à sept cent vingt et un millimètres, et les vents régnants sont les vents du sud-ouest, les seuls qui provoquent des orages pendant l’hiver.

– Vos observations peuvent être justes, docteur, répondis-je, en homme qui ne veut pas se rendre. Mais pourtant, qui a jamais eu à subir des orages à cette époque et sous cette latitude?

– On en cite, monsieur, on en cite dans les annuaires. Les hivers doux sont souvent marqués par des orages. Vous n’aviez qu’à vivre en 1172 ou seulement en 1824, et vous auriez entendu le tonnerre retentir en février dans le premier cas, et en décembre dans le second. En 1837, au mois de janvier, la foudre tomba près de Drammen, en Norvège, et fit des dégâts considérables, et, l’année dernière, sur la Manche, au mois de février, des bateaux de pêche du Tréport ont été frappés de la foudre. Si j’avais le temps de consulter les statistiques, je vous confondrais.

– Enfin, docteur, puisque vous le voulez… Nous verrons bien. Vous n’avez pas peur du tonnerre, au moins?

– Moi! répondit le docteur. Le tonnerre, c’est mon ami. Mieux même, c’est mon médecin.

– Votre médecin?

– Sans doute. Tel que vous me voyez, j’ai été foudroyé dans mon lit, le 13 juillet 1867, à Kiew, près de Londres, et la foudre m’a guéri d’une paralysie du bras droit, qui résistait à tous les efforts de la médecine!

– Vous voulez rire?

– Point. C’est un traitement économique, un traitement par l’électricité. Mon cher monsieur, il y a d’autres faits très authentiques qui prouvent que le tonnerre en remontre aux docteurs les plus habiles, et son intervention est vraiment merveilleuse dans les cas désespérés.

– N’importe, dis-je, j’aurais peu de confiance en votre médecin; et je ne l’appellerais pas volontiers en consultation!

– Parce que vous ne l’avez pas vu à l’œuvre. Tenez, un exemple me revient à la mémoire. En 1817, dans le Connecticut, un paysan qui souffrait d’un asthme réputé incurable fut foudroyé dans son champ et radicalement guéri. Un coup de foudre pectorale, celui-là!»

En vérité, le docteur eût été capable de mettre le tonnerre en pilules.

«Riez, ignorant, me dit-il, riez! Vous ne connaissez décidément rien, soit au temps, soit à la médecine!»

 

 

CHAPITRE XXXII

ean Pitferge me quitta. Je restai sur le pont, regardant monter l’orage. Fabian était encore renfermé dans sa cabine, Corsican avec lui. Fabian, sans doute, prenait quelques dispositions en cas de malheur. L’idée me revint alors qu’il avait une sœur à New York, et je frémis à la pensée que nous aurions peut-être à lui rapporter mort le frère qu’elle attendait. J’aurais voulu voir Fabian, mais je pensai qu’il valait mieux ne troubler ni lui ni le capitaine Corsican.

plymia_22.jpg (31268 bytes)

A quatre heures, nous eûmes connaissance d’une terre allongée devant la côte de Long-Island. C’était l’îlot de Fire-Island. Au milieu s’élevait un phare qui éclairait cette terre. En ce moment, les passagers avaient envahi les rouffles et les passerelles. Tous les regards se dirigeaient vers la côte qui nous restait environ à six milles dans le nord. On attendait le moment où l’arrivée du pilote réglerait la grande affaire de la poule. On comprend que les possesseurs de quarts d’heure de nuit – j’étais du nombre – avaient abandonné toute prétention, et que les quarts d’heure de jour, sauf ceux qui étaient compris entre quatre et six heures, n’avaient plus aucune chance. Avant la nuit, le pilote serait à bord et l’opération terminée. Tout l’intérêt se concentrait donc sur les sept ou huit personnes auxquelles le sort avait attribué les prochains quarts d’heure, et elles en profitaient pour vendre, acheter, revendre leurs chances avec une véritable furie. On se serait cru au Royal-Exchange de Londres.

plymia_23.jpg (29079 bytes)

A quatre heures seize minutes, on signala par tribord une petite goélette qui portait vers le steam-ship. Pas de doute possible: c’était le pilote. Il devait être à bord dans quatorze ou quinze minutes au plus. La lutte s’établissait donc sur le second et le troisième quarts comptés entre quatre et cinq heures du soir. Aussitôt les demandes et les offres se firent avec une vivacité nouvelle. Puis, des paris insensés de s’engager sur la personne même du pilote, et dont je rapporte fidèlement la teneur:

«Dix dollars, que le pilote est marié.

– Vingt dollars, qu’il est veuf.

– Trente dollars, qu’il porte des moustaches.

– Cinquante dollars, que ses favoris sont roux.

– Soixante dollars, qu’il a une verrue au nez!

– Cent dollars, qu’il mettra d’abord le pied droit sur le pont.

– Il fumera.

– Il aura une pipe à la bouche.

– Non! un cigare!

– Non! Oui! Non!»

Et vingt autres gageures aussi absurdes qui trouvaient des parieurs plus absurdes pour les tenir.

Pendant ce temps, la petite goélette, ses voiles au plus près, tribord amures, s’approchait sensiblement du steam-ship. On distinguait ses formes gracieuses, assez relevées de l’avant, et sa voûte allongée qui lui donnait l’aspect d’un yacht de plaisance. Charmantes et solides embarcations que ces bateaux-pilotes de cinquante à soixante tonneaux, bien construits pour tenir la mer, ayant du pied dans l’eau et s’élevant à la lame comme une mauve. On ferait le tour du monde sur ces yachts-là, et les caravelles de Magellan ne les valaient pas. Cette goélette, gracieusement inclinée, portait tout dessus, malgré la brise qui commençait à fraîchir. Ses flèches et ses voiles d’étai se découpaient en blanc sur le fond noir du ciel. La mer écumait sous son étrave. Arrivée à deux encablures du Great-Eastern, elle masqua subitement et lança son canot à la mer. Le capitaine Anderson fit stopper, et, pour la première fois depuis quatorze jours, les roues et l’hélice s’arrêtèrent. Un homme descendit dans le canot de la goélette. Quatre matelots nagèrent vers le steam-ship. Une échelle de corde fut jetée sur les flancs du colosse près duquel accosta la coquille de noix du pilote. Celui-ci saisit l’échelle, grimpa agilement et sauta sur le pont.

Les cris de joie des gagnants, les exclamations des perdants l’accueillirent, et la poule fut réglée sur les données suivantes:

Le pilote était marié.

Il n’avait pas de verrue.

Il portait des moustaches blondes.

Il avait sauté à pieds joints.

Enfin, il était quatre heures trente-six minutes au moment où il mettait le pied sur le pont du Great-Eastern.

Le possesseur du vingt-troisième quart d’heure gagnait donc quatre-vingt-seize dollars. C’était le capitaine Corsican, qui ne songeait guère à ce gain inattendu. Bientôt il parut sur le pont, et quand on lui présenta l’enjeu de la poule, il pria le capitaine Anderson de le garder pour la veuve du jeune matelot si malheureusement tué par le coup de mer. Le commandant lui donna une poignée de main sans mot dire. Un instant après, un marin vint trouver Corsican, et le saluant avec une certaine brusquerie:

«Monsieur, lui dit-il, les camarades m’envoient vous dire que vous êtes un brave homme. Ils vous remercient tous au nom du pauvre Wilson, qui ne peut vous remercier lui-même.»

Le capitaine Corsican, ému, serra la main du matelot.

Quant au pilote, un homme de petite taille, l’air peu marin, il portait une casquette de toile cirée, un pantalon noir, une redingote brune à doublure rouge et un parapluie. C’était maintenant le maître à bord.

En sautant sur le pont, avant de monter sur la passerelle, il avait jeté une liasse de journaux sur lesquels les passagers se précipitèrent avidement. C’étaient les nouvelles de l’Europe et de l’Amérique. C’était le lien politique et civil qui se renouait entre le Great-Eastern et les deux continents.

 

 

CHAPITRE XXXIII

’orage était formé. La lutte des éléments allait commencer. Une épaisse voûte de nuages de teinte uniforme s’arrondissait au-dessus de nous. L’atmosphère assombrie offrait un aspect cotonneux. La nature voulait évidemment justifier les pressentiments du docteur Pitferge. Le steam-ship ralentissait peu à peu sa marche. Les roues ne donnaient plus que trois ou quatre tours à la minute. Par les soupapes entrouvertes s’échappaient des tourbillons de vapeur blanche. Les chaînes des ancres étaient parées. A la corne d’artimon flottait le pavillon britannique. Le capitaine Anderson avait pris toutes ses dispositions pour le mouillage. Du haut du tambour de tribord, le pilote, d’un signe de la main, faisait évoluer le steam-ship dans les étroites passes. Mais le reflux renvoyait déjà, et la barre qui coupe l’embouchure de l’Hudson ne pouvait plus être franchie par le Great-Eastern. Force était d’attendre la pleine mer du lendemain. Un jour encore!

A cinq heures moins un quart, sur un ordre du pilote, les ancres furent envoyées par le fond. Les chaînes coururent à travers les écubiers avec un fracas comparable à celui du tonnerre. Je crus même, un instant, que l’orage commençait. Lorsque les pattes eurent mordu le sable, le steam-ship évita sous la poussée du jusant et demeura immobile. Pas une seule ondulation ne dénivelait la mer. Le Great-Eastern n’était plus qu’un îlot.

En ce moment, la trompette du steward retentit pour la dernière fois. Elle appelait les passagers au dîner d’adieu. La Société des Affréteurs allait prodiguer le champagne à ses hôtes. Pas un n’eût voulu manquer à l’appel. Un quart d’heure après, les salons regorgeaient de convives, et le pont était désert.

Sept personnes, toutefois, devaient laisser leur place inoccupée, les deux adversaires dont la vie allait se jouer dans un duel, et les quatre témoins et le docteur qui les assistaient. L’heure de cette rencontre était bien choisie. Le lieu du combat également. Personne sur le pont. Les passagers étaient descendus aux «dining-rooms», les matelots dans leur poste, les officiers à leur cantine particulière. Plus un seul timonier à l’arrière, le steam-ship étant immobile sur ses ancres.

A cinq heures dix minutes, le docteur et moi, nous fûmes rejoints par Fabian et le capitaine Corsican. Je n’avais pas vu Fabian depuis la scène du jeu. Il me parut triste, mais extrêmement calme. Cette rencontre ne le préoccupait pas. Ses pensées étaient ailleurs, et ses regards inquiets cherchaient toujours Ellen. Il se contenta de me tendre la main sans prononcer une parole.

«Harry Drake n’est pas encore arrivé? me demanda le capitaine Corsican.

– Pas encore, répondis-je.

– Allons à l’arrière. C’est là le lieu du rendez-vous.»

Fabian, le capitaine Corsican et moi, nous suivîmes le grand rouffle. Le ciel s’obscurcissait. De sourds grondements roulaient à l’horizon. C’était comme une basse continue sur laquelle se détachaient vivement les hurrahs et les «hips» qui s’échappaient des salons. Quelques éclairs éloignés scarifiaient l’épaisse voûte de nuages. L’électricité, violemment tendue, saturait l’atmosphère.

A cinq heures vingt minutes, Harry Drake et ses deux témoins arrivèrent. Ces messieurs nous saluèrent, et leur salut leur fut strictement rendu. Drake ne prononça pas un seul mot. Sa figure marquait cependant une animation mal contenue. Il jeta sur Fabian un regard de haine. Fabian, appuyé contre le caillebotis, ne le vit même pas. Il était perdu dans une contemplation profonde, et il semblait ne pas songer encore au rôle qu’il avait à jouer dans ce drame.

Cependant, le capitaine Corsican s’adressant au Yankee, l’un des témoins de Drake, lui demanda les épées. Celui-ci les présenta. C’étaient des épées de combat, dont la coquille pleine protège entièrement la main qui les tient. Corsican les prit, les fit plier, les mesura et en laissa choisir une au Yankee. Harry Drake, pendant ces préparatifs, avait jeté son chapeau, ôté son habit, dégrafé sa chemise, retourné ses manchettes. Puis il saisit l’épée. Je vis alors qu’il était gaucher. Avantage incontestable pour lui, habitué à tirer avec des droitiers.

Fabian n’avait pas encore quitté sa place. On eût cru que ces préparatifs ne le regardaient pas. Le capitaine Corsican s’avança, le toucha de la main, et lui présenta l’épée. Fabian regarda ce fer qui étincelait, et il sembla que toute sa mémoire lui revenait en ce moment.

Il prit l’épée d’une main ferme:

«C’est juste, murmura-t-il. Je me souviens!»

Puis il se plaça devant Harry Drake, qui tomba aussitôt en garde. Dans cet espace restreint, rompre était presque impossible. Celui des deux adversaires qui se fût acculé aux pavois eût été fort mal pris. Il fallait pour ainsi aire se battre sur place.

«Allez, messieurs», dit le capitaine Corsican.

Les épées s’engagèrent aussitôt. Dès les premiers froissements du fer, quelques rapides une-deux, portés de part et d’autre, certains dégagements et des ripostes du tac-au-tac me prouvèrent que Fabian et Drake devaient être à peu près d’égale force. J’augurai bien de Fabian; il était froid, maître de lui, sans colère, presque indifférent au combat, moins ému certainement que ses propres témoins. Harry Drake, au contraire, le regardait d’un œil injecté; ses dents apparaissaient sous sa lèvre à demi relevée; sa tête était ramassée dans ses épaules, et sa physionomie offrait les symptômes d’une haine violente, qui ne lui laissait pas tout son sang-froid. Il était venu là pour tuer, et il voulait tuer.

Après un premier engagement qui dura quelques minutes, les épées s’abaissèrent. Aucun des adversaires n’avait été touché. Une simple éraflure se dessinait sur la manche de Fabian. Drake et lui se reposaient, et Drake essuyait la sueur qui inondait son visage.

L’orage se déchaînait alors dans toute sa fureur. Les roulements du tonnerre ne discontinuaient pas, et de violents fracas s’en détachaient par instants. L’électricité se développait avec une intensité telle, que les épées s’empanachaient d’une aigrette lumineuse, comme des paratonnerres au milieu de nuages orageux.

Après quelques moments de repos, le capitaine Corsican donna de nouveau le signal de reprise. Fabian et Harry Drake retombèrent en garde.

Cette reprise fut beaucoup plus animée que la première. Fabian se défendant avec un calme étonnant, Drake attaquant avec rage. Plusieurs fois, après un coup furieux, j’attendis une riposte de Fabian qui ne fut même pas essayée.

Tout d’un coup, sur un dégagement en tierce, Drake se fendit. Je crus que Fabian était touché en pleine poitrine. Mais il avait rompu, et sur ce coup porté trop bas, parant quinte, il avait frappé l’épée d’Harry d’un coup sec. Celui-ci se releva en se couvrant par un rapide demi-cercle, tandis que les éclairs déchiraient la nue au-dessus de nos têtes.

Fabian l’avait belle pour riposter. Mais non. Il attendit, laissant à son adversaire le temps de se remettre. Je l’avoue, cette magnanimité ne fut pas de mon goût. Harry Drake n’était pas de ceux qu’il est bon de ménager.

Tout d’un coup, et sans que rien pût m’expliquer cet étrange abandon de lui-même, Fabian laissa tomber son épée. Avait-il donc été touché mortellement sans que nous l’eussions soupçonné? Tout mon sang me reflua au cœur.

Cependant, le regard de Fabian avait pris une animation singulière.

«Défendez-vous donc», s’écria Drake rugissant, ramassé sur ses jarrets comme un tigre, et prêt à se précipiter sur son adversaire.

Je crus que c’en était fait de Fabian désarmé. Corsican allait se jeter entre lui et son ennemi pour empêcher celui-ci de frapper un homme sans défense… Mais Harry Drake, stupéfié, restait à son tour immobile.

Je me retournai. Pâle comme une morte, les mains étendues, Ellen s’avançait vers les combattants. Fabian, les bras ouverts, fasciné par cette apparition, ne bougeait pas.

plymia_24.jpg (26902 bytes)

«Vous! vous! s’écria Harry Drake s’adressant à Ellen. Vous ici!»

Son épée haute frémissait, avec sa pointe en feu. On eût dit le glaive de l’archange Michel dans les mains du démon.

Tout à coup, un éblouissant éclair, une illumination violente enveloppa l’arrière du steam-ship tout entier. Je fus presque renversé et comme suffoqué. L’éclair et le tonnerre n’avaient fait qu’un coup. Une odeur de soufre se dégageait. Par un effort suprême, je repris néanmoins mes sens. J’étais tombé sur un genou. Je me relevai. Je regardai. Ellen s’appuyait sur Fabian. Harry Drake, pétrifié, était resté dans la même position, mais son visage était noir!

Le malheureux, provoquant l’éclair de sa pointe, avait-il donc été foudroyé?

Ellen quitta Fabian, s’approcha d’Harry Drake, le regard plein d’une céleste compassion. Elle lui posa la main sur l’épaule… Ce léger contact suffit pour rompre l’équilibre. Le corps de Drake tomba comme une masse inerte.

Ellen se courba sur ce cadavre, pendant que nous reculions épouvantés. Le misérable Harry était mort.

«Foudroyé! dit le docteur, me saisissant le bras, foudroyé! Ah! vous ne vouliez pas croire à l’intervention de la foudre?»

Harry Drake avait-il été en effet foudroyé, comme l’affirmait Dean Pitferge, ou plutôt, ainsi que le soutint plus tard le médecin du bord, un vaisseau s’était-il rompu dans la poitrine du malheureux? Je n’en sais rien. Toujours est-il que nous n’avions plus sous les yeux qu’un cadavre.

 

 

CHAPITRE XXXIV

e lendemain, mardi 9 avril, à onze heures du matin, le Great-Eastern levait l’ancre et appareillait pour entrer dans l’Hudson. Le pilote manœuvrait avec une incomparable sûreté de coup d’œil. L’orage s’était dissipé pendant la nuit. Les derniers nuages disparaissaient au-dessous de l’horizon. La mer s’animait sous l’évolution d’une flottille de goélettes qui ralliaient la côte.

Vers onze heures et demie, la Santé arriva. C’était un petit bateau à vapeur portant la commission sanitaire de New York. Muni d’un balancier qui s’élevait et s’abaissait au-dessus du pont, il marchait avec une extrême rapidité, et me donnait un aperçu de ces petits tenders américains, tous construits sur le même modèle, dont une vingtaine nous fit bientôt cortège.

Bientôt nous eûmes dépassé le Light-Boat, feu flottant qui marque les passes de l’Hudson. La pointe de Sandy-Hook, langue sablonneuse terminée par un phare, fut rangée de près, et là, quelques groupes de spectateurs nous lancèrent une bordée de hurrahs.

Lorsque le Great-Eastern eut contourné la baie intérieure formée par la pointe de Sandy-Hook, au milieu d’une flottille de pêcheurs, j’aperçus les verdoyantes hauteurs du New-Jersey, les énormes forts de la baie, puis la ligne basse de la grande ville allongée entre l’Hudson et la rivière de l’Est, comme Lyon entre le Rhône et la Saône.

A une heure, après avoir longé les quais de New York, le Great-Eastern mouillait dans l’Hudson, et les ancres se crochaient dans les câbles télégraphiques du fleuve, qu’il fallut briser au départ.

Alors commença le débarquement de tous ces compagnons de voyage, ces compatriotes d’une traversée, que je ne devais plus revoir, les Californiens, les Sudistes, les Mormons, le jeune couple… J’attendais Fabian, j’attendais Corsican.

J’avais dû raconter au capitaine Anderson les incidents du duel qui s’était passé à son bord. Les médecins firent leur rapport. La justice n’ayant rien à voir dans la mort d’Harry Drake, des ordres avaient été donnés pour que les derniers devoirs lui fussent rendus à terre.

En ce moment, le statisticien Cokburn, qui ne m’avait pas parlé de tout le voyage, s’approche de moi et me dit:

«Savez-vous, monsieur, combien les roues ont fait de tours pendant la traversée?

– Non, monsieur.

– Cent mille sept cent vingt-trois, monsieur.

– Ah! vraiment, monsieur! Et l’hélice, s’il vous plaît?

– Six cent huit mille cent trente tours, monsieur.

– Bien obligé, monsieur.»

Et le statisticien Cokburn me quitta sans me saluer d’un adieu quelconque.

Fabian et Corsican me rejoignirent en ce moment. Fabian me pressa la main avec effusion.

«Ellen, me dit-il, Ellen guérira! Sa raison lui est revenue un instant! Ah! Dieu est juste, il la lui rendra tout entière!»

Fabian, parlant ainsi, souriait à l’avenir. Quant au capitaine Corsican, il m’embrassa sans cérémonie, mais d’une rude façon.

«Au revoir, au revoir», me cria-t-il lorsqu’il eut pris place sur le tender où se trouvaient déjà Fabian et Ellen sous la garde Mrs. R…, la sœur du capitaine Mac Lewin, venue au-devant de son frère.

Puis le tender déborda, emmenant ce premier convoi de passagers au «pier» de la Douane.

Je le regardai s’éloigner. En voyant Ellen entre Fabian et sa sœur, je ne doutai pas que les soins, le dévouement, l’amour, ne parvinssent à ramener cette pauvre âme égarée par la douleur.

En ce moment, je me sentis saisi par le bras. Je reconnus l’étreinte du docteur Dean Pitferge.

«Eh bien, me dit-il, que devenez-vous?

– Ma foi, docteur, puisque le Great-Eastern reste cent quatre-vingt-douze heures à New York et que je dois reprendre passage à son bord, j’ai cent quatre-vingt-douze heures à dépenser en Amérique. Cela ne fait que huit jours, mais huit jours bien employés, c’est assez peut-être pour voir New York, l’Hudson, la vallée de la Mohawk, le lac Erié, le Niagara et tout ce pays chanté par Cooper.

– Ah! vous allez au Niagara? s’écria Dean Pitferge. Ma foi, je ne serais pas fâché de le revoir, et si ma proposition ne vous paraît pas indiscrète?…»

Le digne docteur m’amusait par ses lubies. Il m’intéressait. C’était un guide tout trouvé et un guide fort instruit.

«Topez là», lui dis-je.

Un quart d’heure après, nous nous embarquions sur le tender, et à trois heures, après avoir remonté le Broadway, nous étions installés dans deux chambres de Fifth-Avenue-Hotel.

 

 

CHAPITRE XXXV

uit jours à passer en Amérique! Le Great-Eastern devait partir le 16 avril, et c’était le 9, à trois heures du soir, que j’avais mis le pied sur la terre de l’Union. Huit jours! Il y a des touristes enragés, des «voyageurs-express» auxquels ce temps eût probablement suffi à visiter l’Amérique tout entière! Je n’avais pas cette prétention. Pas même celle de visiter New York sérieusement et de faire, après cet examen extra-rapide, un livre sur les mœurs et le caractère des Américains. Mais dans sa constitution, dans son aspect physique, New York est vite vu. Ce n’est guère plus varié qu’un échiquier. Des rues qui se coupent à angle droit, nommées «avenues» quand elles sont longitudinales, et «streets» quand elles sont transversales; des numéros d’ordre sur ces diverses voies de communication, disposition très pratique, mais très monotone; des omnibus américains desservant toutes les avenues. Qui a vu un quartier de New York connaît toute la grande cité, sauf peut-être cet imbroglio de rues et de ruelles enchevêtrées dans sa pointe sud, où s’est massée la population commerçante. New York est une langue de terre, et toute son activité se retrouve sur le bout de cette «langue». De chaque côté se développent l’Hudson et la Rivière de l’Est, deux véritables bras de mer sillonnés de navires, et dont les ferry-boats relient la ville à droite avec Brooklyn, à gauche avec les rives du New-Jersey. Une seule artère coupe de biais la symétrique agglomération des quartiers de New York et y porte la vie. C’est le vieux Broadway, le Strand de Londres, le boulevard Montmartre de Paris; à peu près impraticable dans sa partie basse, où la foule afflue, et presque désert dans sa partie haute; une rue où les bicoques et les palais de marbre se coudoient; un véritable fleuve de fiacres, d’omnibus, de cabs, de haquets, de fardiers, avec des trottoirs pour rivages et au-dessus duquel il a fallu jeter des ponts pour livrer passage aux piétons. Broadway, c’est New York, et c’est là que le docteur Pitferge et moi, nous nous promenâmes jusqu’au soir.

Après avoir dîné à Fifth-Avenue-Hotel, où l’on nous servit solennellement des ragoûts lilliputiens sur des plats de poupées, j’allai finir la journée au théâtre de Barnum. On y jouait un drame qui attirait la foule: New-York’s Streets. Au quatrième acte, il y avait un incendie et une vraie pompe à vapeur manœuvrée par de vrais pompiers. De là «great attraction».

Le lendemain matin, je laissai le docteur courir à ses affaires. Nous devions nous retrouver à l’hôtel, à deux heures. J’allai, Liberty street, 51, à la poste, prendre les lettres qui m’attendaient, puis à Rowling-Green, 2, au bas de Broadway, chez le consul de France, M. le baron Gauldrée Boilleau, qui m’accueillit fort bien, puis à la maison Hoffmann, où j’avais à toucher une traite, et enfin au numéro 25 de la trente-sixième rue, chez Mrs. R…, la sœur de Fabian, dont j’avais l’adresse. Il me tardait de savoir des nouvelles d’Ellen et de mes deux amis. Là, j’appris que, sur le conseil des médecins, Mrs. R…, Fabian et Corsican avaient quitté New York, emmenant la jeune femme, que l’air et la tranquillité de la campagne devaient influencer favorablement. Un mot de Corsican me prévenait de ce départ subit. Le brave capitaine était venu à Fifth-Avenue-Hotel, sans m’y rencontrer. Où ses amis et lui allaient-ils en quittant New York? Un peu devant eux. Au premier beau site qui frapperait Ellen, ils comptaient s’arrêter tant que le charme durerait. Lui, Corsican, me tiendrait au courant, et il espérait que je ne partirais pas sans les avoir embrassés tous une dernière fois. Oui, certes, et ne fût-ce que pour quelques heures, j’aurais été heureux de retrouver Ellen, Fabian et le capitaine Corsican! Mais c’est là le revers des voyages, pressé comme je l’étais, eux partis, moi partant, chacun de son côté, il ne fallait pas compter se revoir.

A deux heures, j’étais de retour à l’hôtel. Je trouvai le docteur dans le «bar-room», encombré comme une bourse ou comme une halle, véritable salle publique où se mêlent les passants et les voyageurs, et dans laquelle tout venant trouve, gratis, de l’eau glacée, du biscuit et du chester.

«Eh bien, docteur, dis-je, quand partons-nous?

– Ce soir à six heures.

– Nous prenons le rail-road de l’Hudson?

– Non, le Saint-John, un steamer merveilleux, un autre monde, un Great-Eastern de rivière, un de ces admirables engins de locomotion qui sautent volontiers. J’aurais préféré vous montrer l’Hudson pendant le jour, mais le Saint-John ne marche que la nuit. Demain, à cinq heures du matin, nous serons à Albany. A six heures, nous prendrons le New York central rail-road, et le soir nous souperons à Niagara-Falls.»

Je n’avais pas à discuter le programme du docteur. Je l’acceptai les yeux fermés. L’ascenseur de l’hôtel, mû sur sa vis verticale, nous hissa jusqu’à nos chambres et nous redescendit, quelques minutes après, avec notre sac de touriste. Un fiacre à vingt francs la course nous conduisit en un quart d’heure au «pier» de l’Hudson, devant lequel le Saint-John se panachait déjà de gros tourbillons de fumée.

 

 

CHAPITRE XXXVI

e Saint-John et son pareil, le Dean-Richmond, étaient les plus beaux steam-boats du fleuve. Ce sont plutôt des édifices que des bateaux. Ils ont deux ou trois étages de terrasses, de galeries, de vérandas, de promenoirs. On dirait l’habitation flottante d’un planteur. Le tout est dominé par une vingtaine de poteaux pavoisés, reliés entre eux avec des armatures de fer, qui consolident l’ensemble de la construction. Les deux énormes tambours sont peints à fresque comme les tympans de l’église Saint-Marc à Venise. En arrière de chaque roue s’élève la cheminée des deux chaudières qui se trouvent placées extérieurement et non dans les flancs du steam-boat. Bonne précaution en cas d’explosion. Au centre, entre les tambours, se meut le mécanisme, d’une extrême simplicité: un cylindre unique, un piston manœuvrant un long balancier qui s’élève et s’abaisse comme le marteau monstrueux d’une forge, et une seule bielle communiquant le mouvement à l’abre de ces roues massives.

Une foule de passagers encombraient déjà le pont du Saint-John. Dean Pitferge et moi, nous allâmes retenir une cabine qui s’ouvrait sur un immense salon, sorte de galerie de Diane, dont la voûte arrondie reposait sur une succession de colonnes corinthiennes. Partout le confort et le luxe, des tapis, des divans, des canapés, des objets d’art, des peintures, des glaces, et le gaz fabriqué dans un petit gazomètre du bord.

En ce moment, la colossale machine tressaillit et se mit en marche. Je montai sur les terrasses supérieures. A l’avant s’élevait une maison brillamment peinte. C’était la chambre des timoniers. Quatre hommes vigoureux se tenaient aux rayons de la double roue du gouvernail. Après une promenade de quelques minutes, je redescendis sur le pont, entre les chaudières déjà rouges, d’où s’échappaient. de petites flammes bleues, sous la poussée de l’air que les ventilateurs y engouffraient. De l’Hudson je ne pouvais rien voir. La nuit venait, et, avec la nuit, un brouillard «à couper au couteau». Le Saint-John hennissait dans l’ombre, comme un formidable mastodonte. A peine entrevoyait-on les quelques lumières des villes étalées sur les rives, et les fanaux des bateaux à vapeur qui remontaient les eaux sombres à grands coups de sifflet.

A huit heures, je rentrai au salon. Le docteur m’emmena souper dans un magnifique restaurant installé sur l’entrepont et servi par une armée de domestiques noirs. Dean Pitferge m’apprit que le nombre des voyageurs à bord dépassait quatre mille, parmi lesquels on comptait quinze cents émigrants parqués sous la partie basse du steam-boat. Le souper terminé, nous allâmes nous coucher dans notre confortable cabine.

A onze heures, je fus réveillé par une sorte de choc. Le Saint-John s’était arrêté. Le capitaine, ne pouvant plus manœuvrer au milieu de ces épaisses ténèbres, avait fait stopper. L’énorme bateau, mouillé dans le chenal, s’endormit tranquillement sur ses ancres.

A quatre heures du matin, le Saint-John reprit sa marche. Je me levai et j’allai m’abriter sous la véranda de l’avant. La pluie avait cessé; la brume se levait; les eaux du fleuve apparurent, puis ses rives: la rive droite, mouvementée, revêtue d’arbres verts et d’arbrisseaux qui lui donnaient l’apparence d’un long cimetière; à l’arrière-plan, de hautes collines fermant l’horizon par une ligne gracieuse; au contraire, sur la rive gauche, des terrains plats et marécageux; dans le lit du fleuve, entre les îles, des goélettes appareillant sous la première brise, et des steam-boats remontant le courant rapide de l’Hudson.

plymia_25.jpg (25571 bytes)

Le docteur Pitferge était venu me rejoindre sous la véranda.

«Bonjour, mon compagnon, me dit-il, après avoir humé un grand coup d’air. Savez-vous que, grâce à ce maudit brouillard, nous n’arriverons pas à Albany assez tôt pour prendre le premier train! Cela va modifier mon programme.

– Tant pis, docteur, car il faut être économe de notre temps.

– Bon! nous en serons quittes pour atteindre Niagara-Falls dans la nuit, au lieu d’y arriver le soir.»

Cela ne faisait pas mon affaire, mais il fallut se résigner.

En effet, le Saint-John ne fut pas amarré au quai d’Albany avant huit heures. Le train du matin était parti. Donc, nécessité d’attendre le train d’une heure quarante. De là toute facilité pour visiter cette curieuse cité, qui forme le centre législatif de l’État de New York, la basse ville, commerciale et populeuse, établie sur la rive droite de l’Hudson, la haute ville avec ses maisons de brique, ses établissements publics, son très remarquable muséum de fossiles. On eût dit un des grands quartiers de New York transporté au flanc de cette colline sur laquelle il se développe en amphithéâtre.

A une heure, après avoir déjeuné, nous étions à la gare, une gare libre, sans barrière, sans gardiens. Le train stationnait tout simplement au milieu de la rue comme un omnibus de place. On monte quand on veut dans ces longs wagons, supportés à l’avant et à l’arrière par un système pivotant à quatre roues. Ces wagons communiquent entre eux par des passerelles qui permettent au voyageur de se promener d’une extrémité du convoi à l’autre. A l’heure dite, sans que nous eussions vu ni un chef ni un employé, sans un coup de cloche, sans un avertissement, la fringante locomotive, parée comme une châsse – un bijou d’orfèvrerie à poser sur une étagère –, se mit en mouvement, et nous voilà entraînés avec une vitesse de douze lieues à l’heure. Mais au lieu d’être emboîtés, comme on l’est dans les wagons des chemins français, nous étions libres d’aller, de venir, d’acheter des journaux et des livres «non estampillés». L’estampille ne me paraît pas, je dois l’avouer, avoir pénétré dans les mœurs américaines; aucune censure n’a imaginé, dans ce singulier pays, qu’il fallût surveiller avec plus de soin la lecture des gens assis dans un wagon que celle des gens qui lisent au coin de leur feu, assis dans leur fauteuil. Nous pouvions faire tout cela, sans attendre les stations et les gares. Les buvettes ambulantes, les bibliothèques, tout marche avec les voyageurs. Pendant ce temps, le train traversait des champs sans barrières, des forêts nouvellement défrichées, au risque de heurter des troncs abattus, des villes nouvelles aux larges rues sillonnées de rails, mais auxquelles les maisons manquaient encore, des cités parées des plus poétiques noms de l’histoire ancienne. Rome, Syracuse, Palmyre. Et ce fut ainsi que défila devant nos yeux toute cette vallée de la Mohawk, ce pays de Fenimore qui appartient au romancier américain, comme le pays de Rob-Roy à Walter Scott. A l’horizon étincela un instant le lac Ontario, où Cooper a placé les scènes de son chef-d’œuvre. Tout ce théâtre de la grande épopée de Bas-de-Cuir, contrée sauvage autrefois, est maintenant une campagne civilisée. Le docteur ne se sentait pas de joie. Il persistait à m’appeler Œil-de-Faucon, et ne voulait plus répondre qu’au nom de Chingakook!

A onze heures du soir, nous changions de train à Rochester, et nous passions les rapides de la Tennessee, qui fuyaient en cascades sous nos wagons. A deux heures du matin, après avoir côtoyé le Niagara, sans le voir, pendant quelques lieues, nous arrivions au village de Niagara-Falls, et le docteur m’entraînait à un magnifique hôtel, superbement nommé Cataract- House.

 

 

CHAPITRE XXXVII

e Niagara n’est pas un fleuve, pas même une rivière: c’est un simple déversoir, une saignée naturelle, un canal long de trente-six milles, qui verse les eaux du lac Supérieur, du Michigan, de l’Huron et de l’Érié dans l’Ontario. La différence de niveau entre ces deux derniers lacs est de trois cent quarante pieds anglais; cette différence, uniformément répartie sur tout le parcours, eût à peine créé un «rapide» mais les chutes seules en absorbent la moitié. De là leur formidable puissance.

Cette rigole niagarienne sépare les États-Unis du Canada. Sa rive droite est américaine, sa rive gauche est anglaise. D’un côté, des policemen; de l’autre, pas même leur ombre.

Le matin du 12 avril, dès l’aube, le docteur et moi nous descendions les larges rues de Niagara-Falls. C’est le nom de ce village, créé sur le bord des chutes, à trois cents milles d’Albany, sorte de petite «ville d’eau», bâtie en bon air, dans un site charmant, pourvue d’hôtels somptueux et de villas confortables, que les Yankees et les Canadiens fréquentent pendant la belle saison. Le temps était magnifique; le soleil brillait sur un ciel froid. De sourds et lointains mugissements se faisaient entendre. J’apercevais à l’horizon quelques vapeurs qui ne devaient pas être des nuages.

«Est-ce la chute? demandai-je au docteur.

– Patience!» me répondit Pitferge.

En quelques minutes, nous étions arrivés sur les rives du Niagara. Les eaux de la rivière coulaient paisiblement; elles étaient claires et sans profondeur; de nombreuses pointes de roches grisâtres émergeaient çà et là. Les ronflements de la cataracte s’accentuaient; mais on ne l’apercevait pas encore. Un pont de bois, supporté sur des arches de fer, réunissait cette rive gauche à une île jetée au milieu du courant. Le docteur m’entraîna sur ce pont. En amont, la rivière s’étendait à perte de vue; en aval, c’est-à-dire sur notre droite, on sentait les premières dénivellations d’un rapide; puis, à un demi-mille du pont, le terrain manquait subitement; des nuages de poussière d’eau se tenaient suspendus dans l’air. C’était là la «chute américaine» que nous ne pouvions voir. Au-delà se dessinait un paysage tranquille, quelques collines, des villas, des maisons, des arbres dépouillés, c’est-à-dire la rive canadienne.

«Ne regardez pas! ne regardez pas! me criait le docteur Pitferge. Réservez-vous! Fermez les yeux! Ne les ouvrez que lorsque je vous le dirai!»

Je n’écoutais guère mon original. Je regardais. Le pont franchi, nous prenions pied sur l’île. C’était Goat-Island, l’île de la chèvre, un morceau de terre de soixante-dix acres, couvert d’arbres, coupé d’allées superbes où peuvent circuler les voitures, jeté comme un bouquet entre les chutes américaine et canadienne, que sépare une distance de trois cents yards. Nous courions sous ces grands arbres; nous gravissions les pentes; nous dévalions les rampes. Le tonnerre des eaux redoublait; des nuages de vapeur humide roulaient dans l’air.

«Regardez!» s’écria le docteur.

Au sortir d’un massif, le Niagara venait d’apparaître dans toute sa splendeur. En cet endroit, il faisait un coude brusque, et, s’arrondissant pour former la chute canadienne, le « horse-shoe-fall», le fer à cheval, il tombait d’une hauteur de cent cinquante-huit pieds sur une largeur de deux milles.

plymia_26.jpg (27348 bytes)

La nature, en cet endroit, l’un des plus beaux du monde, a tout combiné pour émerveiller les yeux. Ce retour du Niagara sur lui-même favorise singulièrement les effets de lumière et d’ombre. Le soleil, en frappant ces eaux sous tous les angles, diversifie capricieusement leurs couleurs, et qui n’a pas vu cet effet ne l’admettra pas sans conteste. En effet, près de Goat-Island, l’écume est blanche; c’est une neige immaculée, une coulée d’argent fondu qui se précipite dans le vide. Au centre de la cataracte, les eaux sont d’un vert de mer admirable, qui indique combien la couche d’eau est épaisse; aussi un navire, le Détroit, tirant vingt pieds d’eau et lancé dans le courant, a-t-il pu descendre la chute «sans toucher ». Vers la rive canadienne, au contraire, les tourbillons, comme métallisés sous les rayons lumineux, resplendissent et c’est de l’or en fusion qui tombe dans l’abîme. Au-dessous, la rivière est invisible. Les vapeurs y tourbillonnent. J’entrevois, cependant, d’énormes glaces accumulées par les froids de l’hiver; elles affectent des formes de monstres qui, la gueule ouverte, absorbent par heure les cent millions de tonnes que leur verse cet inépuisable Niagara. A un demi-mille en aval de la cataracte, la rivière est redevenue paisible, et présente une surface solide que les premières brises d’avril n’ont pu fondre encore.

«Et maintenant, au milieu du torrent!» me dit le docteur.

Qu’entendait-il par ces paroles? Je ne savais que penser, quand il me montra une tour construite sur un bout de roc, à quelques cents pieds de la rive, au bord même du précipice. Ce monument «audacieux», élevé en 1833 par un certain Judge Porter, est nommé « Terrapin-tower».

Nous descendîmes les rampes latérales de Goat-Island. Arrivé à la hauteur du cours supérieur du Niagara, je vis un pont, ou plutôt quelques planches jetées sur des têtes de rocs, qui unissaient la tour au rivage. Ce pont longeait l’abîme à quelques pas seulement. Le torrent mugissait au-dessous. Nous nous étions hasardés sur ces planches et en quelques instants nous avions atteint le bloc principal qui supporte Terrapin-Tower. Cette tour ronde, haute de quarante-cinq pieds, est construite en pierre. Au sommet se développe un balcon circulaire, autour d’un faîtage recouvert d’un stuc rougeâtre. L’escalier tournant est en bois. Des milliers de noms sont gravés sur ses marches. Une fois arrivé au haut de cette tour, on s’accroche au balcon et on regarde.

La tour est en pleine cataracte. De son sommet le regard plonge sur l’abîme. Il s’enfonce jusque dans la gueule de ces monstres de glace qui avalent le torrent. On sent frémir le roc qui supporte la tour. Autour se creusent des dénivellations effrayantes, comme si le lit du fleuve cédait. On ne s’entend plus parler. De ces gonflements d’eau sortent des tonnerres. Les lignes liquides fument et sifflent comme des flèches. L’écume saute jusqu’au sommet du monument. L’eau pulvérisée se déroule dans l’air en formant un splendide arc-en-ciel.

Par un simple effet d’optique, la tour semble se déplacer avec une vitesse effrayante – mais à reculons de la chute, fort heureusement –, car, avec l’illusion contraire, le vertige serait insoutenable, et nul ne pourrait considérer ce gouffre.

Haletants, brisés, nous étions rentrés un instant sur le palier supérieur de la tour. C’est alors que le docteur crut devoir me dire.

«Cette Terrapin-Tower, mon cher monsieur, tombera quelque jour dans l’abîme, et peut-être plus tôt qu’on ne suppose.

– Ah! vraiment!

– Ce n’est pas douteux. La grande chute canadienne recule insensiblement, mais elle recule. La tour, quand elle fut construite, en 1833, était beaucoup plus éloignée de la cataracte. Les géologues prétendent que la chute, il y a trente-cinq mille ans, se trouvait située à Queenstown, à sept milles en aval de la position qu’elle occupe maintenant. D’après M. Bakewell, elle reculerait d’un mètre par année, et, suivant Sir Charles Lyell, d’un pied seulement. Il arrivera donc un moment où le roc qui supporte la tour, rongé par les eaux, glissera sur les pentes de la cataracte. Eh bien, cher monsieur, rappelez-vous ceci: le jour où tombera la Terrapin-Tower, il y aura dedans quelques excentriques qui descendront le Niagara avec elle.»

Je regardai le docteur comme pour lui demander s’il serait au nombre de ces originaux. Mais il me fit signe de le suivre, et nous vînmes de nouveau contempler le «horse shoe-fall » et le paysage environnant. On distinguait alors, un peu en raccourci, la chute américaine, séparée par la pointe de l’île, où s’est formée aussi une petite cataracte centrale, large de cent pieds. Cette chute américaine, également admirable, est droite, non sinueuse et sa hauteur a cent soixante-quatre pieds d’aplomb. Mais pour la contempler dans tout son développement, il faut se placer en face sur la rive canadienne.

Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara, irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des eaux, l’embrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires, l’enivrement et les senteurs de la cataracte, vous maintiennent dans une perpétuelle extase. Puis nous revenions à Goat-Island pour saisir la grande chute sous tous les points de vue, sans nous jamais fatiguer de la voir. Le docteur aurait voulu me conduire à la «Grotte des Vents», creusée derrière la chute centrale, à laquelle on arrive par un escalier établi à la pointe de l’île; mais l’accès en était alors interdit à cause des fréquents éboulements qui se produisaient depuis quelque temps dans ces roches friables.

A cinq heures, nous étions rentrés à Cataract-House, et après un dîner rapide, servi à l’américaine, nous revînmes à Goat-Island. Le docteur voulut en faire le tour et revoir les « Trois-Sœurs», charmants îlots épars à la tête de l’île. Puis, le soir venu, il me ramena au roc branlant de Terrapin-Tower.

Le soleil s’était couché derrière les collines assombries. Les dernières lueurs du jour avaient disparu. La lune, demi-pleine, brillait d’un pur éclat. L’ombre de la tour s’allongeait sur l’abîme. En amont, les eaux tranquilles glissaient sous la brume légère. La rive canadienne, déjà plongée dans les ténèbres, contrastait avec les masses plus éclairées de Goat-Island et du village de Niagara-Falls. Sous nos yeux, le gouffre, agrandi par la pénombre, semblait un abîme infini dans lequel mugissait la formidable cataracte. Quelle impression! Quel artiste, par la plume ou le pinceau, pourra jamais la rendre! Pendant quelques instants, une lumière mouvante parut à l’horizon. C’était le fanal d’un train qui passait sur ce pont du Niagara, suspendu à deux milles de nous. Jusqu’à minuit, nous restâmes ainsi, muets, immobiles, au sommet de cette tour, irrésistiblement penchés sur ce torrent qui nous fascinait. Enfin, à un moment où les rayons de la lune frappèrent sous un certain angle la poussière liquide, j’entrevis une bande laiteuse, un ruban diaphane qui tremblotait dans l’ombre. C’était un arc-en-ciel lunaire, une pâle irradiation de l’astre des nuits, dont la douce lueur se décomposait en traversant les embruns de la cataracte.

 

 

CHAPITRE XXXVIII

e lendemain, I3 avril, le programme du docteur indiquait une visite à la rive canadienne. Une simple promenade. Il suffisait de suivre les hauteurs qui forment la droite du Niagara pendant l’espace de deux milles pour atteindre le pont suspendu. Nous étions partis à sept heures du matin. Du sentier sinueux longeant la rive droite, on apercevait les eaux tranquilles de la rivière, qui ne se ressentait déjà plus des troubles de sa chute.

A sept heures et demie, nous arrivions à Suspension-Bridge. C’est l’unique pont auquel aboutissent le Great-Western et le New York central rail-road, le seul qui donne entrée au Canada sur les confins de l’État de New York. Ce pont suspendu est formé de deux tabliers; sur le tablier supérieur passent les trains; sur le tablier inférieur, situé à vingt-trois pieds au-dessous, passent les voitures et les piétons. L’imagination se refuse à suivre dans son travail l’audacieux ingénieur, John A. Rœbling, de Trendon (New Jersey), qui a osé construire ce viaduc dans de telles conditions: un pont «suspendu» qui livre passage à des trains, à deux cent cinquante pieds au-dessus du Niagara, transformé de nouveau en rapide! Suspension-Bridge est long de huit cents pieds, large de vingt-quatre. Des étais de fer, frappés sur les rives, le maintiennent contre le balancement. Les câbles qui le supportent, formés de quatre mille fils, ont dix pouces de diamètre et peuvent résister à un poids de douze mille quatre cents tonnes. Or, le pont ne pèse que huit cents tonnes. Inauguré en 1855, il a coûté cinq cent mille dollars. Au moment où nous atteignions le milieu de Suspension-Bridge, un train passa au-dessus de notre tête, et nous sentîmes le tablier fléchir d’un mètre sous nos pieds!

C’est un peu au-dessous de ce pont que Blondin a franchi le Niagara sur une corde tendue d’une rive à l’autre, et non au-dessus des chutes. L’entreprise n’en était pas moins périlleuse. Mais si Blondin nous étonne par son audace, que penser de l’ami qui, monté sur son dos, l’accompagnait pendant cette promenade aérienne?

«C’était peut-être un gourmand, dit le docteur, Blondin faisait les omelettes à merveille sur sa corde roide.»

Nous étions sur la terre canadienne, et nous remontions la rive gauche du Niagara, afin de voir les chutes sous un nouvel aspect. Une demi-heure après, nous entrions dans un hôtel anglais, où le docteur fit servir un déjeuner convenable. Pendant ce temps, je parcourus le livre des voyageurs où figurent quelques milliers de noms. Parmi les plus célèbres, je remarquai les suivants: Robert Peel, lady Franklin, comte de Paris, duc de Chartres, prince de Joinville, Louis-Napoléon ( 1846), prince et princesse Napoléon, Barnum (avec son adresse), Maurice Sand ( 1865), Agassis ( 1854), Almonte, prince Hohenlohe, Rothschild, Bertin (Paris), lady Elgin, Burckhardt (1832), etc.

«Et maintenant, sous les chutes», me dit le docteur, lorsque le déjeuner fut terminé.

Je suivis Dean Pitferge. Un Nègre nous conduisit à un vestiaire, où l’on nous donna un pantalon imperméable, un waterproof et un chapeau ciré. Ainsi vêtus, notre guide nous conduisit par un sentier glissant, sillonné d’écoulements ferrugineux, encombré de pierres noires aux vives arêtes, jusqu’au niveau inférieur du Niagara. Puis, au milieu des vapeurs d’eau pulvérisées, nous passâmes derrière la grande chute. La cataracte tombait devant nous comme le rideau d’un théâtre devant les acteurs. Mais quel théâtre, et comme les couches d’air violemment déplacées s’y projetaient en courants impétueux! Trempés, aveuglés, assourdis, nous ne pouvions ni nous voir ni nous entendre dans cette caverne aussi hermétiquement close par les nappes liquides de la cataracte, que si la nature l’eût fermée d’un mur de granit!

A neuf heures, nous étions rentrés à l’hôtel, où l’on nous dépouilla de nos habits ruisselants. Revenu sur la rive, je poussai un cri de surprise et de joie:

«Le capitaine Corsican!»

plymia_27.jpg (28375 bytes)

Le capitaine m’avait entendu. Il vint à moi.

«Vous ici! s’écria-t-il. Quelle joie de vous revoir!

– Et Fabian? et Ellen? demandai-je en serrant les mains de Corsican.

– Ils sont là. Ils vont aussi bien que possible. Fabian plein d’espoir, presque souriant. Notre pauvre Ellen reprenant peu à peu sa raison.

– Mais pourquoi vous rencontré-je ici, au Niagara?

– Le Niagara, me répondit Corsican, mais c’est le rendez-vous d’été des Anglais et des Américains. On vient respirer ici, on vient se guérir devant ce sublime spectacle des chutes. Notre Ellen a paru frappée à la vue de ce beau site, et nous sommes restés sur les bords du Niagara. Voyez cette villa, Clifton-House, au milieu des arbres, à mi-colline. C’est là que nous demeurons en famille avec Mrs. R…, la sœur de Fabian, qui s’est dévouée à notre pauvre amie.

– Ellen, demandai-je, Ellen a-t-elle reconnu Fabian?

– Non, pas encore, me répondit le capitaine. Vous savez, cependant, qu’au moment où Harry Drake tombait frappé de mort, Ellen eut comme un instant de lucidité. Sa raison s’était fait jour à travers les ténèbres qui l’enveloppent. Mais cette lucidité a bientôt disparu. Toutefois, depuis que nous l’avons transportée au milieu de cet air pur, dans ce milieu paisible, le docteur a constaté une amélioration sensible dans l’état d’Ellen. Elle est calme, son sommeil est tranquille, et on voit dans ses yeux comme un effort pour ressaisir quelque chose, soit du passé, soit du présent.

– Ah! cher ami! m’écriai-je, vous la guérirez. Mais où est Fabian, où est sa fiancée?

– Regardez», me dit Corsican, et il étendit le bras vers la rive du Niagara.

Dans la direction indiquée par le capitaine, je vis Fabian, qui ne nous avait pas encore aperçus. Il était debout sur un roc, et devant lui, à quelques pas, se trouvait Ellen, assise, immobile. Fabian ne la perdait pas des yeux. Cet endroit de la rive gauche est connu sous le nom de «Table-Rock». C’est une sorte de promontoire rocheux, jeté sur la rivière qui mugit à deux cents pieds au-dessous. Autrefois il présentait un surplomb plus considérable; mais les chutes successives d’énormes morceaux de rocs l’ont réduit maintenant à une surface de quelques mètres.

Ellen regardait et semblait plongée dans une muette extase. De cet endroit, l’aspect des chutes est «most sublime», disent les guides, et ils ont raison. C’est une vue d’ensemble des deux cataractes. à droite, la chute canadienne, dont la crête couronnée de vapeurs ferme l’horizon de ce côté, comme un horizon de mer; en face, la chute américaine, et au-dessus, l’élégant massif de Niagara-Falls à demi perdu dans les arbres; à gauche, toute la perspective de la rivière qui fuit entre ses hautes rives; au-dessous, le torrent luttant contre les glaçons culbutés.

Je ne voulais pas distraire Fabian. Corsican, le docteur et moi, nous nous étions approchés de Table-Rock. Ellen conservait l’immobilité d’une statue. Quelle impression cette scène laissait-elle à son esprit? Sa raison renaissait-elle peu à peu sous l’influence de ce spectacle grandiose? Soudain, je vis Fabian faire un pas vers elle. Ellen s’était levée brusquement; elle s’avançait près de l’abîme; ses bras se tendaient vers le gouffre; mais s’arrêtant tout à coup, elle passa rapidement la main sur son front, comme si elle eût voulu en chasser une image. Fabian, pâle comme un mort, mais ferme, s’était d’un bond placé entre Ellen et le vide. Ellen avait secoué sa blonde chevelure. Son corps charmant tressaillit. Voyait-elle Fabian? Non. On eût dit une morte revenant à la vie, et cherchant à ressaisir l’existence autour d’elle!

Le capitaine Corsican et moi, nous n’osions faire un pas, et pourtant si près de ce gouffre, nous redoutions quelque malheur. Mais le docteur Pitferge nous retint:

«Laissez, dit-il, laissez faire Fabian.»

J’entendais les sanglots qui gonflaient la poitrine de la jeune femme. Des paroles inarticulées sortaient de ses lèvres. Elle semblait vouloir parler et ne pas le pouvoir. Enfin, ces mots s’échappèrent.

«Dieu! mon Dieu! Dieu tout-puissant! Où suis-je? où suis-je?»

Elle eut alors conscience que quelqu’un était près d’elle, et, se retournant à demi, elle nous apparut transfigurée. Un regard nouveau vivait dans ses yeux. Fabian, tremblant, était debout devant elle, muet, les bras ouverts.

«Fabian! Fabian!» s’écria-t-elle enfin.

Fabian la reçut dans ses bras où elle tomba inanimée. Il poussa un cri déchirant. Il croyait Ellen morte. Mais le docteur intervint:

«Rassurez-vous, dit-il à Fabian, cette crise, au contraire, la sauvera!»

Ellen fut transportée à Clifton-House, et placée sur son lit, où, son évanouissement dissipé, elle s’endormit d’un paisible sommeil.

Fabian, encouragé par le docteur et plein d’espoir, – Ellen l’avait reconnu! – revint vers nous:

«Nous la sauverons, me dit-il, nous la sauverons! Chaque jour j’assiste à la résurrection de cette âme. Aujourd’hui, demain peut-être, mon Ellen me sera rendue! Ah! Ciel clément, sois béni! Nous resterons en ce lieu tant qu’il le faudra pour elle! N’est-ce pas, Archibald?»

Le capitaine serra avec effusion Fabian sur sa poitrine. Fabian s’était retourné vers moi, vers le docteur. Il nous prodiguait ses tendresses. Il nous enveloppait de son espoir. Et jamais espoir ne fut plus fondé. La guérison d’Ellen était prochaine…

Mais il nous fallait partir. Une heure à peine nous restait pour regagner Niagara-Falls. Au moment où nous allions nous séparer de ces chers amis, Ellen dormait encore. Fabian nous embrassa; le capitaine Corsican, très ému, après avoir promis qu’un télégramme me donnerait des nouvelles d’Ellen, nous fit ses derniers adieux, et à midi nous avions quitté Clifton-House.

 

 

CHAPITRE XXXIX

uelques instants après, nous descendions une rampe très allongée de la côte canadienne. Cette rampe nous conduisit au bord de la rivière, presque entièrement obstruée de glaces. Là un canot nous attendait pour nous passer «en Amérique». Un voyageur y avait déjà pris place. C’était un ingénieur du Kentucky, qui déclina ses noms et qualités au docteur. Nous embarquâmes sans perdre de temps, et soit en repoussant les glaçons, soit en les divisant, le canot gagna le milieu de la rivière, où le courant tenait la passe plus libre. De là, un dernier regard fut donné à cette admirable cataracte du Niagara. Notre compagnon l’observait d’un œil attentif.

«Est-ce beau. monsieur, lui dis-je, est-ce admirable!

– Oui, me répondit-il, mais quelle force mécanique inutilisée, et quel moulin on ferait tourner avec une pareille chute!»

Jamais je n’éprouvai envie plus féroce de jeter un ingénieur à l’eau!

Sur l’autre rive, un petit chemin de fer presque vertical, mû par un filet détourné de la chute américaine, nous hissa en quelques secondes sur la hauteur. A une heure et demie, nous prenions l’express, qui nous déposait à Buffalo à deux heures un quart. Après avoir visité cette jeune grande ville, après avoir goûté l’eau du lac Erié, nous reprenions le New York central railway, à six heures du soir. Le lendemain, en quittant les confortables couchettes d’un «sleeping-car», nous arrivions à Albany, et le rail-road de l’Hudson, qui court à fleur d’eau le long de la rive gauche du fleuve, nous jetait à New York quelques heures plus tard.

Le lendemain, 15 avril, en compagnie de mon infatigable docteur, je parcourus la ville, la rivière de l’Est, Brooklyn. Le soir venu, je fis mes adieux à ce brave Dean Pitferge, et, en le quittant, je sentis que je laissais un ami.

Le mardi, 16 avril, c’était le jour fixé pour le départ du Great-Eastern, je me rendis à onze heures au trente-septième «pier», où le tender devait attendre les voyageurs. Il était déjà encombré de passagers et de colis. J’embarquai. Au moment où le tender allait se détacher du quai, je fus saisi par le bras. Je me retournai. C’était encore le docteur Pitferge.

«Vous! m’écriai-je. Vous revenez en Europe?

– Oui, mon cher monsieur.

– Pas le Great-Eastern?

– Sans doute, me répondit en souriant l’aimable original; j’ai réfléchi et je pars. Songez donc, ce sera peut-être le dernier voyage du Great-Eastern, celui dont il ne reviendra pas!»

La cloche allait sonner pour le départ, quand un des stewards de Fifth-Avenue-Hotel, accourant en toute hâte, me remit un télégramme daté de Niagara-Falls. «Ellen est réveillée; sa raison tout entière lui est revenue, me disait le capitaine Corsican, et le docteur répond d’elle!»

Je communiquai cette bonne nouvelle à Dean Pitferge.

«Répond d’elle! répond d’elle! répliqua en grommelant mon compagnon de voyage, moi aussi j’en réponds! Mais qu’est-ce que cela prouve? Qui répondrait de moi, de vous, de nous tous, mon cher ami, aurait peut-être bien tort!…»

Douze jours après, nous arrivions à Brest, et le lendemain à Paris. La traversée du retour s’était faite sans accident, au grand déplaisir de Dean Pitferge, qui attendait toujours «son naufrage»!

Et quand je fus assis devant ma table, si je n’avais pas eu ces notes de chaque jour, oui, ce Great-Eastern, cette ville flottante que j’avais habitée pendant un mois, cette rencontre d’Ellen et de Fabian, cet incomparable Niagara, j’aurais cru que j’avais tout rêvé! Ah! que c’est beau, les voyages, «même quand on en revient», quoi qu’en dise le docteur!

Pendant huit mois, je n’entendis plus parler de mon original. Mais, un jour, la poste me remit une lettre couverte de timbres multicolores et qui commençait par ces mots:

«A bord du Coringuy, récifs d’Auckland. Enfin, nous avons fait naufrage…»

Et qui finissait par ceux-ci:

«Jamais je ne me suis mieux porté!

                                                                         «Très cordialement votre

                                                                             «DEAN PITFERGE.»